Dans la lignée des cinéastes humanistes, d’Andreï Tarkovski à Akira Kurosawa, Lav Diaz tisse dans son dernier film Quand les vagues se retirent une superbe fausse intrigue policière, contaminée par la souffrance humaine.
Le cinéaste philippin, Léopard d’or du Festival de Locarno en 2014 pour From What Is Before et Lion d’or à Venise en 2018 pour La Femme qui est partie, reste encore méconnu en raison de l’ampleur de ses productions. En effet, son œuvre est prolifique : une trentaine de films en vingt-cinq ans, et remarquable par la durée exceptionnelle de ses films, de cinq à parfois onze heures, l’excluant de fait d’une économie du marché de l’exploitation, souvent trop frileuse à soutenir ce travail de création. Et pourtant, qui n’a jamais eu la chance de découvrir ses précédents films devrait se précipiter sur son dernier opus où, trois heures durant, nous cheminons dans la nuit des deux hommes terribles qui dansent pour mieux mourir.
Somptueusement filmé en caméra 16mm, dans un noir et blanc contrasté où le grain de la pellicule donne à l’image une présence organique et minérale, le récit met en scène quatre personnages, trois hommes et une femme, marqués à vie par la destruction.
Le lieutenant Hermès Papauran (interprété par John Lloyd Cruz), personnage central du film et l’un des meilleurs enquêteurs des Philippines, est le témoin et acteur privilégié de la campagne meurtrière anti-drogue que son institution mène avec zèle. Lui-même corrompu par la soumission à un ordre machiste, il menace de mort sa femme prise en flagrant délit d’adultère. Face à lui, Primo, un homme racé, plus âgé et rongé par le désir de se venger, vient de sortir de prison et n’a qu’une obsession : retrouver le disciple qui l’a dénoncé. Prédicateur charismatique, il balade son grand corps élancé dans une moiteur estivale pestilentielle.
Débute alors une traque en spirale, où la nuit exhale les angoisses d’Hermès, tandis que la jouissance de la revanche illumine Primo. Marqué dans sa chair, Hermès cherche des réponses à ses crimes qui le hantent jusqu’à le rendre malade. Déchu de son poste, il erre et retrouve un personnage clé de cette histoire réelle qui secoue encore le pays. C’est en nouant un dialogue, sobrement filmé, avec le journaliste photographe Ray Lerma, authentique témoin des exactions meurtrières de la police, que nous commençons à comprendre l’ampleur du désastre. Celui d’un massacre perpétré par des hommes soumis à un ordre fasciste délirant, en l’occurrence sous le règne de Rodrigo Duterte qui, en 2016, lança l’« opération Tokhang », purge criminelle contre les pauvres, où le populisme et l’impunité du pouvoir triomphaient.
Mais comme dans toute tragédie, le destin se rit de celles et ceux qui se sont crus invincibles. C’est toute la beauté de ce film en rhizomes que de nous donner le temps de cheminer dans ces méandres infernaux des remords, de la culpabilité, mais aussi de la responsabilité. Que reste-il lorsque les vagues se retirent, si ce n’est des cadavres que nous ne pouvons plus ne pas regarder ?
Film de nuit, c’est à la lumière du jour qu’apparaît Nerissa, (Shamaine Centenera-Buencamino), quatrième personnage-clé. Elle est la mater dolorosa, gardienne de cette mémoire à vif et qui ne laisse pas le passé s’oublier. Proche de la terre qu’elle entretient, échouée sur une des si nombreuses îles que compte le pays, elle est ce refuge dans lequel Hermès échoue, le corps brûlé à vif par ses desquamations qui prolifèrent. Mais si elle le soigne et le nourrit, elle refuse d’abdiquer face à ses crimes, sa rédemption ne passera pas par elle.
Et puis il y a les filles de la nuit, innocentes figures épargnées par toute cette douleur qui suinte. Filmées avec tendresse, elles sont une réminiscence d’un temps perdu, mais qui persiste, comme ces fleurs qui surgissent dans les plus sales contrées.
Comme une tornade qui se resserre sur elle-même pour mieux exploser, Hermès et Primo, filmés tels des spectres dans un parallélisme quasi érotique, vont se retrouver enfin, mais pour quelle fin… C’est là aussi toute la furieuse malice du cinéaste Lav Diaz qui, comme ses prédécesseurs Lubitsch, Chaplin ou Mel Brooks, ose un burlesque salvateur. Damnés sont-ils, certes, mais surtout réduits à leurs corps, qui ne sont que matières organiques, rien de plus.
Alors oui, quand les vagues se retirent ne restent que des carcasses qui peuvent s’oublier. Telle serait cette vérité essentielle du lac, titre orignal du film.