Dans Psychomagie, un art pour guérir, Alejandro Jodorowsky se met à nu et, devant la caméra de la peintre Pascale Montandon-Jodorowsky, son épouse et collaboratrice, il donne à voir et éprouver la pratique thérapeutique qu’il a conçue : la « psychomagie ». Un film-expérience d’une générosité et d’un humanisme absolus.
L’art d’Alejandro Jodorowsky ne connaît aucune frontière. C’est un art syncrétique, d’une invention folle et d’une vaste portée spirituelle. Il revêt des formes plurielles, de la bande dessinée au cinéma, en passant par le mime, la poésie, l’essai, le roman, le dessin, la peinture et le théâtre. Il y a cent vies dans celle d’Alejandro Jodorowsky. Cet enfant précoce qui sut lire à 4 ans et dévora la plupart des ouvrages de la bibliothèque de Tocopilla, son village natal au Chili, a connu une trajectoire digne d’une épopée homérique. Il fit, d’un continent à l’autre, des rencontres déterminantes. Pour exemple : la guérisseuse mexicaine Pachita, qui l’accepta comme assistant et inspira, en partie, sa pratique thérapeutique à venir ; un maître zen japonais, Ejo Takata, avec lequel il pratiqua rigoureusement la méditation des années durant ; des artistes comme André Breton, Salvador Dalí ; ou Roland Topor et Fernando Arrabal, avec lesquels il créa le groupe Panique. Jodorowsky a toujours laissé libre cours à son imagination fertile, et fait alliance avec son propre inconscient, plutôt que d’en redouter les effets.
À la mort de son fils Teo, décédé d’une overdose en 1995, son ego d’artiste vole en éclats. Jodorowsky sombre dans des abîmes de douleur et prend conscience que sa pratique artistique doit se décentrer, qu’il lui faut dissoudre tous désirs de gloire, et tendre vers un art guérisseur. Le réalisateur des cultissimes El Topo et La Montagne sacrée le dit lui-même : « Je suis descendu de mon Olympe. Mon cœur s’est ouvert ». Vingt-trois ans après Le Voleur d’arc-en-ciel (dont une version remontée sera projetée lors de la rétrospective que lui consacre la Cinémathèque française du 30 septembre au 9 octobre), Jodorowsky entame l’adaptation pour le cinéma de sa biographie, La Danse de la réalité (parue chez Albin Michel). Un premier volet du même titre sort en salle en 2013. Dans le second, le magnifique Poesía sin fin (2016), ovationné, comme le premier, à la Quinzaine des Réalisateurs à Cannes, le cinéaste réalise un acte de psychomagie personnel et coupe littéralement l’arbre généalogique qui le relie à sa famille dysfonctionnelle, avant de mettre en scène sa libération intérieure et sa naissance en tant que poète.
Il en va ainsi de la psychomagie, art thérapeutique né du cheminement d’Alejandro Jodorowsky : apprendre à la raison à parler le langage des rêves, s’adresser à l’inconscient en réalisant des actes symboliques, qui, ainsi matérialisés, peuvent influer sur des blocages nichés dans l’inconscient et libérer le consultant.
Cette pratique, le réalisateur la dévoile dans Psychomagie, un art pour guérir et la tisse à des extraits de ses longs-métrages, de son premier, Fando et Lis, au dernier en date, Poesía sin fin, offrant ainsi la clé d’entrée à l’ensemble de son œuvre. Ni fiction ni documentaire, ce film est une proposition d’expérience. Dépouillé de toute pédagogie, il donne à voir – ou plutôt à éprouver -, après un bref préambule où Jodorowsky synthétise le principe de sa pratique, une constellation d’exemples, naviguant de l’intime au collectif.
Le premier est une archive. On y voit deux frères en rivalité face à leur mère. Alejandro Jodorowsky réalise, à l’époque, des massages thérapeutiques. Dans cette séquence, où les corps s’affrontent et s’enlacent comme dans un rite initiatique, une force émotionnelle opère : comme si, dans cette scène de réconciliation où s’exacerbent, dans un premier temps, les tensions entre les consultants, l’essence des mythes archaïques se déployait secrètement. Ces deux frères-là semblent convoquer Abel et Caïn, Étéocle, Polynice, et les autres. Ces images, sous-tendues par les notes douces et mélodiques d’Adan Jodorowsky, donnent son élan à ce film courageux, qui soulève en filigrane la question des effets de la représentation – et donc du cinéma – sur la psyché humaine.
En prenant le risque de filmer, bruts, quelques exemples d’actes thérapeutiques prescrits par ses soins, Jodorowsky interroge le geste même de mise en scène, ainsi que la place du spectateur. Car Psychomagie, un art pour guérir ne laisse pas celui qui le reçoit indemne. Y assister est loin d’être confortable. Nous faisons face à la souffrance humaine filmée plein cadre par Pascale Montandon-Jodorowsky, dont l’œil et l’écoute semblent directement reliés à ceux de son époux. Celle qui a eu une influence hautement bénéfique sur le cinéma de Jodorowsky, lui faisant gagner en lumière, en douceur, en féminité, est pleinement présente à ce qui s’offre à sa caméra. On est souvent bouleversé par des scènes poignantes, remué au sens littéral : ce qui se joue ici relève du mouvement, et donc de l’expérience. Jodorowsky analyse les forces en jeu dans l’arbre généalogique de ses consultants et la possible source de leur névrose, puis, grâce à sa clairvoyance et sa créativité, leur prescrit un acte, parfois spectaculaire, parfois plus intimiste, à réaliser face caméra. La plupart du temps, il y a un avant et un après, une libération, une délivrance qui opère. Là est le mouvement, l’avancée, qui peut être une parole fluide retrouvée pour un bègue ou une séparation salvatrice pour un couple en crise.
À l’image, Jodorowsky se fait discret – « C’est mon film le plus transpersonnel », dit-il. Lui n’est pas le sujet de son film. Ce qui l’est, c’est sa volonté d’aider les êtres en souffrance par l’art thérapeutique qu’il a élaboré et qu’il pratique gratuitement, toujours. Car pour lui, l’Art n’a de sens profond que s’il guérit et libère les consciences.
Ce qui émerge de Psychomagie, un art pour guérir, financé par une campagne de crowdfunding à laquelle ont répondu 10.000 contributeurs, est bel et bien un geste d’une grande générosité. C’est un chant d’espoir dans les potentiels infinis de l’être humain, une invitation à se défaire de ses carcans intérieurs pour exister pleinement et s’ouvrir au monde. Une ode à la liberté. L’œuvre d’un humaniste vrai.