Prima la vita de Francesca Comencini

Souvenirs attendris d'un père mal compris

La réalisatrice de Pianoforte (1984) évoque avec circonspection et tendresse sa relation souvent déconcertante avec son père, Luigi Comencini, cinéaste apprécié de tous, mais pater familias peu communicatif. De son enfance à sa maturité, elle nous offre une belle et intègre transcription des souvenirs souvent très contrastés qu’elle a gardés de son père.

Ainsi nous rappelle-t-elle aussi bien sa peur infantile de voir une baleine morte exhibée par des forains, que son père veut voir à tout prix, quitte à la laisser à l’entrée de la tente, que la réalité sociale et politique très tendue des « années de plomb », dans laquelle elle sombra et dont Comencini l’extirpa fermement. Des souvenirs avant tout prétextes à rendre un vibrant hommage à son caro papà, qui, certes maladroit avec elle, ne l’était pas dans sa défense du monde de l’enfance au cinéma, aussi bien dans L’Incompris (1967) que dans Les Aventures de Pinocchio (1972). Une attitude trop contradictoire pour la très sensible Francesca.
Il est un plan dans ce beau et touchant parcours mémoriel qui nous intrigue par sa récurrence : celui du long couloir central de l’appartement romain où passent régulièrement le cinéaste et sa fille. Il est particulièrement signifiant à l’issue de la scène où celle-ci, victime naïve des milieux contestataires des années soixante, assure à son père qu’elle ne se drogue pas. Mensonge qui entraîne un silence persistant dans leurs relations, jusqu’au jour où Luigi Comencini ose quitter son bureau pour, au bout de ce couloir, découvrir la vérité dans la salle de bains. La colère éclate alors de part et d’autre, empreinte de désespoir pour l’une (« Je suis une merde », reconnaît Francesca) et de lucidité pour l’autre (Luigi lui avoue qu’il ne tourne que d’assez bons films, mais a néanmoins foi dans l’obstination, concept qu’il lui conseille de faire sien : « Échoue encore, échoue mieux »). Des aveux difficiles qui les amènent finalement à se réconcilier et à redonner à ce couloir, du moins temporairement, sa belle dimension ombilicale.

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Tout le film est de cette teneur, sincère et honnête, qui écarte le sentimentalisme facile et s’interdit de sombrer dans la mélancolie. La future cinéaste, en effet, se limite à une présentation chronologique strictement factuelle des moments essentiels et fondateurs qu’elle a vécus aux côtés de son père, excluant de la sorte toute référence à sa mère et à ses trois sœurs. Un père dont elle appréciait le côté attentif, mais redoutait l’autre versant peu démonstratif, parfois même blessant. Une attitude antinomique dont elle fut souvent à la fois la victime et la bénéficiaire. Comme à l’époque où, emmenée de force à Paris par son père pour suivre une cure de désintoxication, elle reçut une gifle de celui-ci, lui interdisant de sortir et la menaçant de l’abandonner si elle ne lui obéissait pas. Une image paternelle double et déroutante, qui continua de se manifester quand, devenue maman et elle-même cinéaste, son père lui exprima sa méfiance à l’égard des films autobiographiques, et comme son premier opus relevait de ce genre (Pianoforte traite d’une vaine désintoxication), il ne le verrait donc pas. ll se racheta cependant, sept ans plus tard, en l’engageant comme première assistante sur le tournage de son dernier film Marcellino (1991). Collaboration durant laquelle, en la voyant très impliquée dans sa fonction, il lui exprima soudain sa joie de travailler avec elle : « C’est un beau métier qu’on fait, hein ! ». Lien professionnel tout autant viscéral qu’un certain couloir.
Une communion artistique tardive qui conduit Francesca Comencini à évoquer le jour où, peu avant sa disparition, son père ressentit, devant elle, la même émotion qu’autrefois en revoyant à la télévision Païsà de Roberto Rossellini (1946). Un film, nous précise-t-elle, qui rejoignit un grand nombre d’autres, beaucoup appartenant à l’époque du muet, dans la collection de la Cinémathèque de Milan, dont Comencini était le cofondateur. Un moment de partage cinéphile que Francesca sublime en un finale éminemment poétique, proche de la fable, que nous vous laissons découvrir. Un finale qui relève du fantastique, annoncé, de temps à autre, par des effets de trucages chromatiques ou autres émaillant certaines images. Des artifices qui, loin d’être esthétisants, se veulent être en relation directe avec la conception première qu’avait le cinéaste de son art, à savoir que ce dernier n’était que fuite dans les illusions pour divertir les gens. Ce qui l’amena humainement à toujours donner la priorité à la vie sur le cinéma, même si cela devait prendre un certain temps (cf. le titre original : Il tempo che ci vuolele temps que ça prend). Position que Francesca a tenu à illustrer, dans l’une des premières scènes du film, quand son père rabroue son assistant, qui rudoie figurants et enfants pendant certaines prises de vues des Aventures de Pinocchio : « Prima la vita, poi il cinema ! (D’abord la vie, puis le cinéma »).
De beaux et touchants souvenirs, très bien filmés et interprétés avec une grande justesse de jeu intérieur par Fabrizio Gifuni (l’Aldo Moro de Marco Bellochio – coproducteur du film et grand admirateur de Comencini – dans sa série, Esterno notte, 2022), Romana Maggiora Vergano (l’une des protagonistes du film féministe Il reste encore demain de Paola Cortellesi, 2023) et Anna Mangiocavallo (Francesca enfant), qui ne peuvent qu’émouvoir quiconque a connu de complexes relations familiales et s’intéresse au mystère de la création artistique.

Michel Cieutat