Pour ton mariage

Oury dans tous ses états

Surprenant documentaire autobiographique, hybride et fantasque sur une vie qui ne l’est pas moins, un OVNI où l’humour n’a jamais autant été la politesse du désespoir.

C’est un drôle de film, qui commence comme une blague juive : l’histoire d’un petit Ashkénaze qui se voit dépossédé de son premier mariage par son beau-père séfarade, rien moins que… Enrico Macias… Et qui décide de documenter le désastre en filmant le piratage du plus beau jour de sa vie par le barde berbère. Un film de mariage déjà peu banal, donc, mettant en scène une sorte d’Assurancetourix enfin admis à la table du banquet final et qui se vengerait en prenant le village en otage. Mais qui le devient encore moins lorsqu’il se retrouve exhumé par l’auteur trente ans plus tard, pour être projeté à sa famille afin d’en observer les réactions et ouvrir un dialogue introspectif et rétrospectif. Ou plutôt à ses familles, Oury Milshtein n’ayant pas chômé entre-temps d’un point de vue sentimental : deux ex-femmes, et six enfants, deux fils et trois filles, dont l’une, Léah, manque à l’appel, décédée douze ans plus tôt à l’âge de quatorze ans, dont le fantôme hante les discussions et tamise les éclats de voix.

Pour un premier film, réalisé à soixante-six ans, après quarante ans d’une carrière d’assistant-réalisateur, de régisseur et de producteur, force est de constater que Oury Milshtein, sorte de lointain cousin français de Woody Allen, dont il partage nombre de névroses, a choisi d’attaquer le genre du documentaire par la face nord, en brassant en un seul geste une multitude de thèmes qui feraient pâlir des vétérans plus affirmés : le deuil, la rancœur, la judéité, le manque d’amour, lorsqu’il évoque ses relations pleines d’incompréhension mutuelle entre lui et ses parents, décédés peu avant le début du tournage…

Pour ton mariage d'Oury Milshhtein. Copyright Iliade et Films / Eagles Team Entertainment

Si le récit se fait régulièrement drôle et malicieux, habilement construit autour de trois séquences de repas familial où chaque membre de ses deux familles recomposées revit et analyse avec plus ou moins de réticence l’existence de leur père et mari, la mise à nu devient naturellement plus mélancolique au fil de l’évocation des pertes et des trahisons jalonnant cette vie atypique. C’est dans ces trois actes aussi festifs que tendus, quelque part entre Kechiche et Festen, passant du rire d’épouses lucides aux pleurs d’enfants déboussolés par cette démarche impudique, que le film trouve son corps et s’incarne, en digérant autant les aliments que les révélations intimes. Débutant par une volonté souvent hilarante de s’arracher, trois décennies plus tard, à la force de gravité de la figure bouffonne (mais réellement touchante) de Macias, le film calme peu à peu ses ardeurs pour rassembler tous ses acteurs autour du trou noir de l’absence de Léah, dans un réflexe tribal et animal de se réchauffer à la chaleur de l’amour.

Clôturant une année riche en récits familiaux cathartiques, tous portés par des dispositifs aussi sophistiqués que bouleversants (Les Filles d’Olfa, La Mère de tous les mensonges*, Little Girl Blue…), Pour ton mariage ajoute une pierre à la fois brute et finement ciselée au documentaire de l’intime. Le genre de pierre que la tradition juive commande aux vivants de déposer délicatement sur la tombe des morts en guise d’hommage, et le genre de film que seul un père endeuillé et un fils malaimé peut arracher à sa tristesse pour la transfigurer en une force de vie et de réconciliation grâce au simple pouvoir des images.

* en salle le 28 février 2024, Prix de la mise en scène Un Certain Regard et Prix de l’Oeil d’or au Festival de Cannes 2023.

 

Emmanuel Raspiengeas