Le Poirier sauvage, arbre aux branches fécondes, porte les fruits de ses ouvrages précédents. Nuri Bilge Ceylan prolonge son œuvre de questionnement. Sa maïeutique est du grand art : il éblouit souvent, mais aussi, disserte parfois, en pure digression, jusqu’à l’ennui.
L’œuvre avance. Il apparaît, avec Le Poirier sauvage, son huitième long-métrage, combien se structure la filmographie de Nuri Bilge Ceylan, travaillée par une formidable unité, une singulière cohérence, des films qui se fondent sans se confondre, distants par leurs personnages, mais liés de façon organique par la présence récurrente et familière de l’artiste. L’artiste a différentes visages, et métiers : il peut être un réalisateur (Nuages de Mai), un photographe (Uzak), un vieux comédien de théâtre (Winter Sleep), une femme qui travaille pour la télévision (Les Climats) un écrivain en herbe et un autre réputé et installé (Le Poirier sauvage), entre autofiction cinématographique et alter egos du cinéaste.
L’œuvre uni apparaît comme une variation cinématographique – ce serait un feuilleton romanesque en littérature-, sur l’homme et ses aléas existentiels. Les hommes, tragiques, sont bien seuls dans le cinéma de Ceylan. Dans une sorte de désespoir impavide, un burlesque impassible, il observe les dérèglements qui nous agitent : désagrégation du couple (Les Climats), dislocation de la famille (Les Trois singes), violence et mort (Il était une fois en Anatolie), chute des idéaux (Le Poirier sauvage). Le cinéaste turc ne croit pas aux existences joyeuses et sûres d’elles. Il croit en la tragédie de l’homme, son malheur. Il l’a dit : « Je m’intéresse à tout ce qui se dérobe, au monde intérieur des individus, à leur âme, à la manière dont ils se lient ou s’opposent. Les questions que se pose le grand mélancolique que je suis sont celles qui nous travaillent de toute éternité ».
La comédie humaine est sans fin. Ceylan questionne l’homme, la nature humaine, et cela est inépuisable, comme une succession de points d’interrogations irrésolues. Parfois, ce ruminement ressasse ad nauseam, et jusqu’à l’ennui, quand, dans Le Poirier sauvage, des imams sur une route sinueuse entretiennent un dialogue critique sur l’islam et énoncent leurs différentes doctrines de la foi. Cette discussion et digression sur la religion, filmée dans le lointain, et dont remonte l’écho, dilue la densité intime qu’avait le récit jusqu’alors, concentré sur le retour dans sa famille, dans une ville provinciale d’Anatolie, d’un jeune homme qui se rêve écrivain. Comme dans toute son œuvre, Ceylan inscrit ce personnage de jeune homme dans la nature, dans un paysage et des saisons. Il y a toujours du temps qui passe, des cieux successivement fuligineux, neigeux ou lumineux.
La rhétorique sophistiquée très présente dans Le Poirier sauvage, si bavarde qu’elle mériterait qu’on s’y arrête pour en digérer pleinement le sens, les strates, la clarté, la portée, n’est pas apparue avec Winter sleep, sa Palme d’or au festival de Cannes 2014, drame aux dialogues de pure maïeutique, mise en scène de la parole comme condition de la prise de conscience, fugue verbale équipée de tout un matériau citationnel emprunté à la littérature, Tchekhov en particulier. Depuis son premier film, Kasaba, conversation prolongée entre les membres d’une famille rurale, Nuri Bilge Ceylan a érigé la parole en puissant moteur narratif et dramatique. Les ressources du langage oral (le dicible) sont indissociables des ressources du langage du cinéma (le visible), un travail formel exigeant, pictural souvent, d’une élégance folle. D’une réalisation magistrale, Le Poirier sauvage s’installe dans une temporalité dilatée, une ductilité pleine de vides, d’attentes, de contemplations, et densifiée de conversations. A la fin, tant pis si on ne les a pas toutes entendues, retenues ou comprises. L’essentiel aura d’avoir été retenu par ce nouveau fragment dans la somme de l’œuvre de Ceylan, la fascinante plénitude de sa mélancolie.