Le tandem Bacri-Jaoui, au sommet de son art avec cette nouvelle comédie de mœurs, témoigne avec son mordant habituel du temps qui passe et qui laisse certains sur le bas-côté.
Jamais le cinéma d’Agnès Jaoui (toujours en coécriture avec Jean-Pierre Bacri) n’a été si désespéré dans la peinture d’une galerie de personnages antagonistes que rien ne va pouvoir réconcilier. À l’occasion d’une pendaison de crémaillère se retrouvent toutes les catégories sociologiques, révélant les clivages, entre les générations, entre les célébrités et des fans soumis au vice du selfie, entre Paris et la campagne, entre la notoriété YouTube et celle de la vieille télévision… Au centre de ce petit monde, le cynique Castro (Bacri), animateur sur le déclin, se confronte à son ex-femme idéaliste, Hélène (Jaoui), habitée par des convictions. Dans ce duel, le pessimisme l’emporte.
Ce n’est pas un cinéma de la réconciliation qui chercherait à abolir les fossés idéologiques et sociologiques, ce qui le distingue du Sens de la fête, comédie qui peut paraître proche (avec Bacri en même acteur principal). Personne ne sort indemne de ce tableau cruel et acerbe sur la société, dans une misanthropie bienveillante qui témoigne toujours d’une petite tendresse pour ses personnages, malgré la sévérité du commentaire.
En dépit de la noirceur des thématiques, chaque situation repose sur des ressorts de comédie. L’humour, politesse du désespoir, ne déserte jamais. Comme écrits par un Woody Allen à deux têtes, les lieux communs sont dynamités dans un tourbillon de bons mots. La parole se libère, entre maladresses et franchises assumées, règlements de comptes et séductions, dans un rythme alerte, soutenu par une musique festive continue.
L’unité de lieu et de temps rappelle que Jaoui-Bacri opèrent aussi au théâtre. Tandis qu’Au bout du conte, leur film précédent, comportait une cinquantaine de décors, le lieu unique permet ici une profusion, sans temps mort, et un sentiment d’instantanéité. C’est un cinéma vivant, dans une circulation entre premiers et seconds rôles (mention spéciale à la fille incarnée par Nina Meurisse, et à la productrice, jouée par Léa Drucker), entre intrigues principales et sous-récits (comme cette voiture cabossée qui devient un des fils rouges du film).
Cette cinquième réalisation a les aspects du film-somme. Le duo continue de faire figure d’éditorialistes caustiques dénonçant les hypocrisies de toutes sortes, qu’elles reposent sur la tolérance (Le Goût des autres), le narcissisme (Comme une image), l’engagement (Parlez-moi de la pluie), la culpabilité (Au bout du conte)… Ce cinéma très politique, mine de rien, a la vertu de rester élégant et courtois, dénonce sans démagogie, fait rire sans potacherie.
Surtout, le cinéma d’Agnès Jaoui est sincère (on ne doute jamais de l’honnêteté de leur démarche), et généreux. Même si la satire est très critique sur l’humain, elle fait partager de beaux instants magiques, comme ces deux chansons – de Bashung et Montand – reprises par Bacri avec un certain talent d’imitation. En quelque sorte, malgré le désenchantement et la lucidité, il reste en eux l’émerveillement de deux enfants qui ne peuvent s’empêcher de jouer.
Benoit Basirico