Philosopher à travers le cinéma québécois, un essai de Pierre-Alexandre Fradet
Les révolutionnaires tranquilles
Docteur en philosophie de l’ENS-Lyon et de l’Université Laval à Québec, Pierre-Alexandre Fradet, auteur de livres sur Derrida, Bergson, mais aussi Pierre Perrault, publie aux éditions Hermann un ouvrage passionnant sur le cinéma québécois sous l’angle de l’analyse philosophique, quelque part entre essai et livre de cinéma.
C’est par une citation d’Henri-David Thoreau que s’ouvre l’ouvrage de Pierre-Alexandre Fradet, Philosopher à travers le cinéma québécois, paru chez Hermann Éditeurs. Extraite de Walden ou la vie dans les bois (1922), la longue phrase dit à peu près ceci : les Canadiens français (à l’époque, on ne dit pas encore « québécois »), préfèrent ce qui est immuable à ce qui change – ils sont soit de grands naïfs, soit de fins philosophes.
L’analyse était déjà présente en creux dans l’ouvrage polémique d’Isabelle Daunais, Le Roman sans aventure (Boréal, 2015). S’interrogeant sur la littérature canadienne-française si populaire au Québec et si inconnue ailleurs (Maria Chapdelaine, Alexandre Chenevert…), Isabelle Daunais faisait le constat suivant : le héros canadien-français choisit toujours la « planque » à l’aventure, l’immuabilité au changement. Alors que sortait en salle le 26 juin dernier Ville Neuve, film d’animation québécois de Félix Dufour-Laperrière, suivant un héros consacré par l’échec (celui de sa conviction politique avec les deux référendums défaits sur l’indépendance du Québec ; celui de son intimité avec l’échec de son couple), on peut se demander si cette vision littéraire du héros québécois trouve son équivalent au cinéma. Après tout, le personnage principal de Ville Neuve, auteur littéraire lui aussi, porte en creux un portrait philosophique de l’artiste québécois en intellectuel désenchanté.
Partant des filmographies de cinéastes « fondateurs » (Norman McLaren, Claude Jutra, Gilles Groulx) ou contemporains (Denys Arcand, Denis Côté), stars internationales (Xavier Dolan, Denis Villeneuve) ou inconnus au-delà des frontières de la Belle Province (Stéphane Lafleur, Rafaël Ouelet), Pierre-Alexandre Fradet tente, notamment, de répondre à cette question. Surtout, avec l’appui de grands concepts et théories de la pensée critique, le docteur en philosophie propose un ouvrage érudit portant le constat suivant : le cinéma québécois est vecteur d’une manière de voir le monde, d’une philosophie.
Film après film, Pierre-Alexandre Fradet décortique les récurrences, les signes et les appréhensions d’une manière de voir le monde symptomatique de l’expérience québécoise : un intérêt prononcé pour la vie ordinaire, une relation ambiguë à la communauté, entre fierté populaire québécoise et culture de l’entre-deux, mi-européenne mi-américaine. Universitaire, savant, parfois âpre, l’ouvrage pose un jalon essentiel dans l’analyse de la philosophie québécoise – c’est à dire de la culture du Québec, de ses raisons et de ses effets. Pour qui s’intéresse à ce pays, Philosopher à travers le cinéma québécois permet de mieux comprendre une culture pouvant sembler à la fois très ouverte sur les autres et très repliée sur elle-même. Pour ceux qui aiment le cinéma québécois – celui qui nous parvient, en tout cas – le livre du philosophe est à la fois une riche introduction à son analyse et, surtout, il donne envie d’en découvrir plus.