François Ozon filme pour la première fois un cinéaste et le septième art. Idée simple mais féconde, au vu de l’éclat de ce chant d’amour, porté haut par son casting et par Denis Ménochet.
Petit bijou que le vingt-et-unième long-métrage de François Ozon. Avec son économie de moyens, de tournage et d’équipe, ce projet autofinancé – via sa société FOZ – atteint une harmonie réjouissante entre son fond et sa forme. Après Gouttes d’eau sur pierres brûlantes, le réalisateur adapte une seconde fois une pièce de Rainer Werner Fassbinder, que ce dernier filma lui-même il y a un demi-siècle tout juste, dans l’éponyme Les Larmes amères de Petra von Kant. Bien vu de la revisiter aujourd’hui en inversant le sexe des personnages – les femmes devenant des hommes -, et en transformant le contexte de la mode en cinéma. Le héros est donc cinéaste, et les niveaux de lecture s’enrichissent. Le film devient un hommage à l’œuvre quinquagénaire, à Fassbinder, et au cinéma, doublé d’un portrait de l’aîné germanique et d’un autoportrait d’Ozon. Profond et émouvant. Ludique et intense.
Peter von Kant raconte les tourments d’un réalisateur qui tombe raide dingue amoureux d’un jeune acteur, que lui présente son actrice muse originelle, dont un portrait géant couvre un mur au-dessus de son lit. Fascination, possession, abandon et frustration, sous les yeux d’un assistant bon à tout faire, muet du début à la fin, que campe avec un flegme savoureux Stefan Crepon, sur les traces d’Irm Hermann. Les affres de la création et de l’existence vibrent, dans un récit moins distancié que l’original, car Fassbinder était un chantre de l’art allemand héritier de Brecht et du Kammerspiel. Ozon y injecte de l’humour, de la poésie, et de la chair. Denis Ménochet est stupéfiant en colosse aux pieds d’argile, mi-monstre mi-(é)perdu. Sa composition tout en poids et en légèreté fera date, de ses regards magnétisés à sa danse alcoolisée sur le bien nommé Comme au théâtre de Cora Vaucaire.
La caméra est fluide et précise dans la composition des plans et dans la gestion du décor arty et cossu, rendant glamour les années 1970. Bravo à la décoratrice Katia Wyszkop, à la costumière Pascaline Chavanne, à l’ingénieure du son Brigitte Thaillandier, à la monteuse Laure Gardette, et au directeur de la photographie Manu Dacosse, pour ce petit bal de couleurs (rouge, bleu, marron), matières, reflets et bruissements. Un écrin en osmose avec la vision d’Ozon, amoureux de son sujet et de ses interprètes, et reconnaissant à l’héritage fassbindérien.
Ainsi, Khalil Gharbia, révélation candide et déterminée, devient Amir Ben Salem, clin d’œil à l’acteur de Tous les autres s’appellent Ali : El Hedi ben Salem. Hanna Schygulla retrouve Ozon un an après Tout s’est bien passé, où elle accompagnait le héros vers la mort, alors qu’ici elle joue celle qui a donné la vie au protagoniste. Elle retrouve l’œuvre originale de son fidèle Fassbinder, cinquante ans après avoir incarné Karin, l’objet du désir de Petra, mais aussi Isabelle Adjani, sa partenaire d’Antonieta de Carlos Saura, tourné en 1982, année de la mort de Rainer. Adjani, allemande par sa mère, reprend ici dans la langue de Goethe la chanson qu’entonnait Jeanne Moreau en anglais, dans le cabaret de Querelle, ultime film de Fassbinder, datant aussi de 1982. Adjani, délicieuse d’ironie, d’autodérision et d’émotion dans sa composition de star cocaïnée. La saveur de ce Peter von Kant est unique.
Olivier Pélisson