Le dernier-né de Yorgos Lanthimos, l’un des réalisateurs les plus originaux de notre époque, est d’une splendeur éblouissante à tous points de vue.
Récompensé aux Golden Globes, où il a notamment obtenu le prix du Meilleur film (dans la section Comédie ou Comédie musicale), et par ailleurs lauréat du Lion d’or de la dernière édition de la Mostra de Venise, Pauvres Créatures est une œuvre d’une richesse rarement égalée, aux inspirations multiples et transcendées. Grotesque, sublime et subliminal, pluridimensionnel et obsédant : les mots manquent pour traduire avec justesse pareil univers chimérique, dont on sent qu’il puise dans les films les plus culte de l’histoire du cinéma, tout en réinventant le genre. Conte philosophique d’une originalité folle, à mi-chemin entre Frankenstein et Edward aux mains d’argent, en passant par Freaks et Benjamin Button, Pauvres Créatures semble tout droit sorti des tréfonds de l’inconscient de son réalisateur, Yorgos Lanthimos, aussi fantasque que précis. Passé maître dans l’art de gravir avec sensibilité et humour les hauts et les bas de la cruauté existentielle, et après nous avoir sidérés avec The Lobster et La Favorite, Lanthimos nous entraîne à nouveau dans une tornade d’émotions, et nous oblige à contempler notre propre nature dans un miroir déformant.
Pauvres Créatures est un hommage rétro-futuriste à l’esthétique gothique d’une audace insensée, mais surtout une immense œuvre d’art, dont les qualités se confirment à chaque plan, grâce aux décors de James Price, Shona Heath et Zsuzsa Mihalek, aux costumes de Holly Waddington, à la lumière de Robbie Ryan (déjà présent sur La Favorite), et au maquillage de Nadia Stacey. La direction artistique, d’une épatante inventivité, ne prend pourtant jamais le pas sur le scénario (adapté du roman de Alasdair Gray par TonyMcNamara, déjà scénariste de La Favorite). Le récit arythmique, dont les nuances nous apparaissent progressivement, se déploie sans effort, sublimé par le montage de Yorgos Mavropsaridis.
Autant de richesses visuelles et symboliques auraient pu être réduites à néant par un cast cherchant ses repères. Il n’en est rien. Emma Stone (Golden Globe de la meilleure actrice) est une habituée de Yorgos Lanthimos. Sous sa direction, elle est tout simplement renversante, et sa maîtrise du corps, saisissante. Le toujours bouleversant Willem Dafoe se hisse au rang d’un Vincent Price. Quant à Mark Ruffalo, il s’extirpe enfin de ses rôles habituels en explorant sa part la plus sombre, avec une jubilation sensible, qui rend enfin justice à ce comédien trop souvent sous-exploité. Chaque personnage dépasse la part de grotesque qui l’habite, pour former un ensemble qui dépasse presque l’entendement. Pas une fausse note dans les partitions des comédiens, qui embrassent sans retenue l’univers du réalisateur, où l’innocence côtoie la perversité, où la folie s’avère sagesse, et où la sexualité sans entraves est aussi érotique qu’imbécile.
Dans cette comédie dramatique, paradoxale, il est avant tout question d’humanité, individuellement et collectivement, mais surtout de liberté (d’action et de parole), de libre arbitre, de carcan social. Quelles sont les limites de l’expérience, quel est notre état de nature, de quoi peut-on rire, de quoi doit-on pleurer ? Toutes ces questions sont à explorer dans Pauvres Créatures, film féministe et révolutionnaire, imaginé par un homme dont l’imagination est sans limites. Sa dénonciation du patriarcat est d’une subtilité… indicible, comme le sont les contradictions inacceptables de notre système. Yorgos Lanthimos filme le passage de l’état de nature – innocent, primal – à l’état de conscience, et la vie comme expérimentation ultime, comme passage vers un affranchissement absolu. Le tout avec une beauté malaisante et vertigineuse. Du grand art.