Les parois magnifiques
Tous confinés. Séparés les uns des autres. Notre monde n’aura jamais usé du « sans contact » avec autant de littéralité. Et notre imaginaire, lui, sera devenu, plus que jamais, notre outil le plus précieux pour agrandir notre espace intérieur et vagabonder à loisir. Il s’interroge ainsi : que serait La Vie mode d’emploi de Georges Pérec à l’heure du confinement ? Quel algorithme littéraire pourrait rebattre les cartes de cette histoire, ses multiples personnages et leurs cortèges d’accessoires si un virus endurant y faisait incursion ? A contrario, dans les toiles apaisantes du peintre danois Vilhelm Hammershøi, le Covid-19 n’aurait guère de quoi se sustenter. Les humains (des femmes, pour la plupart) y sont représentés seuls, quand les intérieurs figurés n’en sont pas dépourvus. Voici le début d’un jeu mental : sauter les frontières d’un univers artistique à l’autre et les revisiter selon les règles imposées par cette situation inédite vécue collectivement.
Côté cinéma, ce petit jeu fait rejaillir et se télescoper dans nos mémoires quatre films ou séquences reliés par la même idée de cloison, permanente ou symbolique, pour séparer des personnages. Non pour les protéger d’une contagion menaçante, mais pour faire grandir leur amour naissant. C’est l’idée de la paroi relative au cœur de Fanfan d’Alexandre Jardin (1993) – un homme regarde vivre la femme qu’il aime à travers une vitre teintée et s’efforce de résister à son désir -, ou d’Un peu, beaucoup, aveuglément de Clovis Cornillac (2014) – un inventeur et une pianiste tentent de faire bon ménage de part et d’autre du mur mitoyen qui sépare leurs appartements -, mais surtout de deux films majeurs : New York Miami de Frank Capra (1934) et Bright Star de Jane Campion (2010).
Dans le film de Capra, ancêtre des « screwball comedies » américaines des années 1940, une riche héritière en fuite (Claudette Colbert) rencontre un journaliste sans emploi (Clark Gable) dans un bus et se retrouve contrainte de partager une chambre de motel avec lui. La censure imposée par le Code Hays sévissant à l’époque aux États-Unis (« La représentation de chambre à coucher doit être dirigée par le bon goût et la délicatesse », y est-il stipulé), ces deux-là vont ainsi ériger un « mur de Jéricho » à l’aide d’une couverture suspendue sur un fil entre leurs deux lits… Débute dès lors un jeu de chat et de souris savoureux qui rendit cette séquence iconique… et choqua les esprits puritains de l’époque !
Mais c’est l’image des deux amants, Fanny Brawne et le poète romantique anglais John Keats, dont les visages filmés en gros plan sont posés de part et d’autre d’une cloison séparant leurs chambres, qui demeure la plus irradiante de toutes. Quoique brève, elle émerge de ce film sublime, qui a su rendre justice à la poésie de Keats. Le souffle des amants y est perceptible, comme leur écoute totale, leur présence à l’autre absolue. Comme le battement d’ailes des papillons kidnappés et privés d’air dans la chambre des fillettes, comme le frémissement des herbes prises dans le vent ou toute autre représentation du vivant dans cette histoire, ce souffle inscrit la narration dans le présent. Ce présent que John Keats habitait pleinement, lui qui est mort à 25 ans de phtisie, et dont la conscience du caractère éphémère des choses était portée à incandescence. Ce plan simple et beau contient toute la mélancolie sensuelle de ce film, toute la plénitude et l’hypersensibilité des vers de Keats qui sous-tendent la narration. Le poète vivait à l’affût d’une éclosion, de plain-pied dans chaque minute qu’il lui était permis d’habiter. Bright Star, s’il est moins fiévreux que La Leçon de piano, l’autre chef-d’œuvre de Jane Campion, est un film extrêmement émotionnel et l’un des plus beaux qui soient sur le sentiment amoureux. Entre ardeur et spiritualité, ce sentiment se déploie et fait vibrer à l’unisson les cœurs des personnages et des spectateurs. Cet unisson, qui aujourd’hui nous manque tant, et que le cinéma, comme le spectacle vivant, a parfois le don et le pouvoir précieux de nous faire éprouver.