Film envoûtant à la frontière du thriller politique et de l’essai poétique avec un Benoit Magimel magistral.
Après les portraits iconoclastes de figures romanesques (Don Quichotte dans Honor de cavallería, Louis XIV dans La Mort de Louis XIV), Albert Serra s’attaque à une figure plus ordinaire en apparence, celle d’un homme politique en mission, De Roller (un haut-commissaire français campé par un grandiose Benoit Magimel). Sauf que le cinéaste catalan a une telle manière de le montrer, sous une forme à la fois décadente, sinistre et grotesque, que le personnage en devient extraordinaire, d’autant plus qu’il est filmé au milieu de paysages plus irréels les uns que les autres, en Polynésie française, sur l’île de Tahiti. Et lorsqu’on apprend qu’il est question d’une crainte de la population de la reprise des essais nucléaires, au-delà de la dimension écologique que cela implique, le film se dirige étrangement vers le thriller. Serra pratique en surface un récit plus conventionnel et lisible pour mieux affirmer un sentiment de vacuité. Il étire les situations pour les rendre absurdes, révélant un certain sens de la comédie. Les échanges verbaux entre les citoyens et le délégué aux relations publiques sont tellement étirés que ces longs discours sont chargés à la fois d’une ironie et d’une angoisse. Le contenu n’a pas d’importance, prime le vide que représentent ces monologues.
Nous suivons les péripéties à travers le seul regard du personnage de Benoit Magimel. Nous évoluons au rythme de son voyage. Et cet homme au premier abord dans le contrôle, empathique et influent, se révèle fébrile. On ne sait rien de lui, ni ce qu’il fait sur cette île, ni son passé, juste que la situation lui échappe, qu’il doit rendre des comptes en haut lieu. Il est habité par une urgence, et s’avère soumis à une terrible paranoïa. Cette opacité enrichit une représentation habile du cynisme politique et le caractère pathétique du personnage. Chaque propos de sa part paraît nourrir une mégalomanie. La réalité insulaire se confond alors avec sa vision du monde. Il y a la personne et le personnage qu’il s’invente.
De la même manière, le réalisateur mêle la nature documentaire et fictionnelle de ses images. Un plan-séquence dément nous montre le port de l’île, De Roller préside une réunion avec des représentants indigènes, survole les lieux en avion, assiste à une virée au cœur des vagues roulantes loin du rivage à bord d’un gros bateau, parmi les surfeurs. Ce spectacle immersif est à la fois naturaliste et complètement surréaliste. Le sensationnel et le réel se mêlent. Une dramaturgie éclate au sein d’images neutres dans un équilibre entre vacuité et spectaculaire. La rumeur sur les essais nucléaires qui se répand participe à insuffler de la fiction. Cela donne tout son sens au titre, Pacifiction, contraction de « Pacifique » et « fiction ». La caméra souvent fixe et distante dans une position objective s’oppose à un personnage et un environnement agités.
Se dessine la dimension onirique du film lorsque le paradis rêvé et la corruption sont associés. Cette île paradisiaque, à la langueur tropicale, les mouvements indolents des protagonistes, tout nous invite à une excursion hypnotique. Cette descente dans les ténèbres, emplie de névroses, donne lieu à un film fiévreux et hallucinatoire qui prend les atours d’une véritable expédition. Et parviennent à émerger des moments magiques inopinés tels un échange intime bouleversant avec une femme transsexuelle ou une scène dansée hors du temps.
Benoit Basirico