Le premier long-métrage d’Atsuko Hirayanagi est une proposition hybride entre drame et comédie, légèreté et profondeur, Japon et États-Unis. En plaçant en son centre un personnage anodin, elle livre une chronique au charme discret et décalé, sur le dépassement et la mélancolie.
Lancé en mai dernier à Cannes à la Semaine de la Critique, Oh Lucy ! prolonge le court-métrage éponyme de fin d’études de la réalisatrice Atsuko Hirayanagi. Le portrait d’une femme de l’ombre, anonyme, anodine, transparente, qui mène son train-train d’existence entre boulot, métro et dodo à Tokyo. Et qui se révèle à elle-même et au monde. Ce premier long-métrage développe le voyage intime et géographique de l’héroïne Setsuko et de son avatar épanouissant Lucy, initiés dans son prédécesseur court. Une expérience schizoïde nécessaire au personnage, pour se dépasser et trouver enfin sa voie, sa singularité, dans une société annihilante. Setsuko est employée, subit le stress, la bureaucratie, les tendances suicidaires d’un univers gris et étouffant. Quand sa nièce jeune et pimpante lui offre de la remplacer en prenant des cours d’anglais auprès du sexy John, c’est la révélation. Le grain de sable dans sa vie programmée.
Le regard de la cinéaste touche. Elle révèle à la lumière ceux qui sont voués à la ternissure, via un road movie entre ses deux propres territoires, nippon et étasunien. De l’expérience personnelle comme terreau filmique. En doublant les figures, elle enrichit la ligne directrice du récit. Deux pays, deux continents, deux langues, deux sœurs, deux faces d’un même personnage, et la répétition d’un désir pour l’«Américain», prof qui révèle justement Setsuko à une dualité salvatrice, en l’affublant d’un prénom (Lucy) et d’une perruque (blonde). Un grand gaillard campé par Josh Hartnett, acteur qui a pris ses distances avec son destin programmé de star « made in Hollywood », et s’amuse ici en sorte de psy malgré lui, sur lequel le transfert se greffe, de Tokyo à la Californie. Expérience double aussi pour la réalisatrice, qui projette sur l’écran son vécu d’un tiraillement contradictoire entre la retenue japonaise et l’extraversion américaine. Trouver l’équilibre.
En tête de ligne, Shinobu Terajima assure. Elle porte Setsuko avec une vraie grâce, discrète, burlesque, émouvante. Il était temps qu’on voit à nouveau sur les écrans hexagonaux celle qui reçut le prix d’interprétation féminine à Berlin en 2010 pour Le Soldat dieu de Koji Wakamatsu. Face à elle, les solistes sont harmonieux de précision. Josh Harnett donc, en dadais charmant, Kaho Minami en sœur revêche, et l’immense Kôji Yakusho (L’Anguille, Kaïro, Babel, Hara-Kiri), en comparse de cours bienveillant. Une aventure douce-amère qui fait le tour des festivals internationaux, et a décroché deux nominations aux prochains Film Independent Spirit Awards du meilleur premier film et de la meilleure actrice.