Le sixième film du Mexicain Carlos Reygadas, Nuestro Tiempo, s’attache au thème universel d’un amour conjugal malmené. Lente et contemplative, cette œuvre ultra-maîtrisée est le signe d’un grand cinéaste.
Carlos Reygadas est l’auteur par excellence du temps et des sensations. Belle, ample, utilisant pleinement les qualités du format CinémaScope au gré d’une pulsation contemplative, l’introduction de Nuestro Tiempo encercle avec lenteur des paysages de Tlaxcala (Mexique) où se situe un ranch de taureaux sauvages qui vaquent paisiblement en plein été. Plus loin, et comme si l’âge des individus était fonction d’une parcelle de territoire, des enfants, des adolescents et des adultes se baignent dans l’eau boueuse d’un lac irradié de soleil. Le spectateur est placé au centre d’une sorte de nouvelle cosmogonie, comme s’il replongeait aux sources originelles. Démiurge, l’esprit contemplatif de Reygadas caresse l’idée d’un « récit tactile », tapi derrière la caméra à l’affût des sons, des paroles et de gestuelles instinctives. C’est aussi un ethnographe distinguant les activités séparées de ses protagonistes selon les sexes, les hommes et les femmes cohabitant harmonieusement dans l’organisation du ranch.
Le cadre s’attache finalement à Esther (magnifique Natalia López, monteuse de films de Reygadas), élégante cheftaine assujettie à son iPhone, tandis que son mari est à cheval, Juan, le boss s’occupant des bêtes. Le maître est riche, respecté et poète international. Carlos Reygadas interprète lui-même ce lettré très amoureux de sa femme, avec laquelle il forme un couple solaire, idyllique, serein, respecté et respectueux des autres. Leur amour est le point d’orgue du bonheur de leurs enfants et de l’ensemble des employés du ranch.
L’inspiration profonde de Carlos Reygadas s’attardant avec amplitude sur ce cycle d’allégresse ne présage pas des dérèglements intimes qui surviennent pourtant, telle l’irruption dans le film d’un concerto pour timbales de Gabriela Ortiz : malgré la philosophie de liberté qui prévaut dans leur couple, Juan ne supporte pas la découverte de la liaison qu’entretient secrètement Esther avec Phil, un salarié américain de la troupe. Davantage que son infidélité, c’est le mensonge d’Esther qui trouble Juan tandis qu’à répétition, il la confronte à sa tromperie. Le combat intellectuel délivre son poison, les débats s’enveniment autour de questions éternelles, précisément listées par Reygadas : devons-nous être exclusifs sexuellement ? L’amour dure-t-il toujours ? Le lien de couple finit-il par ressembler à une habitude ? Souhaite-t-on toujours le bien-être de son partenaire par-dessus tout ?
Juan suffoquant de jalousie, décide de prendre les devants : Esther étant incapable de renoncer à Phil, il écrit une lettre à l’amant. Le trio chancelle de désarroi face au gouffre des sentiments. Y aura-t-il une échappatoire ?
Carlos Reygadas poursuit son exploration méditative au même rythme qu’il l’avait commencée, le calme méthodique sert un récit naturaliste ponctué de l’arsenal de la crise – angoisse, pleurs, cris -, le tout filmé avec élégance et une sensibilité inouïe. Esther, Juan, Phil sont vus dans la pleine dimension de leurs paradoxes intérieurs, les mots contredisant le jaillissement de leurs sensations, leur rationalité – masque fantoche – se fracassant sur leur part animale. Avec une empathie qui bouleverse, Carlos Reygadas réitère une vérité paradoxale implacable dans notre réalité contemporaine : nos déluges intérieurs sont les stigmates de nos propres imperfections, les signes inévitables de notre inadéquation au monde dont nous sommes issus et auquel nous appartenons. Cette démonstration, dont Ingmar Bergman aura su si bien s’emparer en son temps, est aujourd’hui l’apanage de Nuestro Tiempo, la marque de Carlos Reygadas, un auteur livrant à ce jour son film le plus accompli.