Nous

Un train en commun

La France, hétérogène, le long d’une ligne de RER. Nous, peut-être le film le plus ambitieux d’Alice Diop, ne se donne pas à aimer facilement. Pourtant, il emporte, par son intelligence et sa profonde émotion. 

Nous n’est pas facile d’accès. Un peu comme ces livres des Éditions Verdier, dont la couverture jaune est une promesse d’intelligence et d’exigence. Lorsqu’on accepte d’y entrer, on y découvre mille souterrains, comme autant d’histoires à parcourir et de matières à réflexion. Car Nous n’a pas un seul message, clair et évident à transmettre, du genre « la banlieue, c’est… complétez les pointillés ! ». Nous a plutôt un fil conducteur, emprunté aux Passagers du Roissy-Express, le fameux texte de François Maspero illustré de photographies d’Anaïk Frantz (Le Seuil, 1990). En un mois, de gare en gare, le couple a arpenté les trente-huit stations du RER B, du départ au terminus. S’inspirant de ce carnet de bord, Alice Diop pose sa caméra, des parkings du Bourget au bois de Saint-Rémy-lès-Chevreuse, des cités d’Aulnay à la Basilique de Saint-Denis. Autant de fragments de France, ou de ce vaste ensemble hétérogène que l’on nomme collectivement « la banlieue ». 

Nous d’ Alice Diop. Copyright Sarah Blum

Composé de plusieurs scènes de durées variées, parfois accompagnées d’une voix off, parfois pas, Nous ne respecte aucune grammaire traditionnelle du documentaire : de temps en temps, la réalisatrice s’affiche à l’image lors d’une séquence d’interview ; d’autres fois, elle s’efface totalement façon cinéma direct. À d’autres moments encore, elle semble absente pendant de longues minutes, puis réapparaît, par la voix, posant une question hors champ, faisant ainsi ressurgir le dispositif cinéma que l’on avait presque oublié. On pourrait donc reprocher à Nous son manque de méthode : c’est justement ce qui fait sa force. À travers la forme a priori peu structurée de son documentaire, Alice Diop, pourtant diplômée d’études de sociologie visuelle, nous rappelle qu’un artiste n’est pas un sociologue. Et que Nous n’est rien d’autre sinon le regard particulier qu’une femme d’origine sénégalaise, née dans la Cité des 3000 d’Aulnay-sous-Bois à la fin des années 1970, une intellectuelle et une artiste, porte sur ses contemporains. 

Nous d’ Alice Diop. Copyright Sarah Blum

Et c’est pourquoi Nous n’est pas un portrait de groupe, mais une succession de séquences dédiées souvent chacune à deux-trois individus ou à une seule personnalité : là, un immigré malien, travaillant dehors, dans le froid de l’hiver parisien, où il vit depuis vingt ans. Ici, un grand-père rappelant les rudiments de la chasse à courre à son petit-fils, dans une clairière où le noble sport est pratiqué depuis des siècles. Là, une infirmière en tournée, réconfortant des mamies bien souvent seules. Et puis, un passionnant personnage, devant une grande bibliothèque parsemée de ces fameux livres jaunes édités chez Verdier. Lui aussi vit sur la ligne bleue, arrêt de Gif-sur-Yvette. Pierre Bergounioux tient depuis trente ans son journal, ses Carnets de notes, publiés justement chez Verdier. Alice Diop le rencontre chez lui, il lit quelques entrées d’un récent carnet. Le récit quotidien d’une vie ordinaire. Ce qui est tout autour de nous, ce qui fait toute notre vie, et que le cinéma comme la littérature a souvent tant de mal à retranscrire. Pierre Michon parlait de vies minuscules – lui aussi a écrit des livres chez ce même éditeur. Non seulement leurs sujets sont commun, mais Michon comme Maspero et Bergounioux partagent un goût du verbe, de la belle langue, qui sublime leurs sujets, ou plutôt leur rend hommage, sans les noyer de fioritures. Évidemment, Alice Diop s’inscrit dans leur héritage, et ajoute un film à cette modeste mais passionnante bibliothèque.