Portrait d’une petite ville du Midwest, Monrovia, Indiana de Frederick Wiseman est une rencontre avec cette Amérique qu’on croit connaître par cœur, qui apparaît tous les jours dans les reportages télévisés, mais qu’on découvre enfin de nos propres yeux.
D’après Wikipédia, six villes dans le monde s’appellent « Monrovia ». L’une d’elles est la capitale du Liberia, les cinq autres se trouvent aux États-Unis d’Amérique. Il y a Monrovia, Kansas, Maryland, Alabama, California et Indiana. Chacune de ces villes a, semble-t-il, été nommée en l’honneur du cinquième président des États-Unis, James Monroe. Dans Monrovia, Indiana, 43e film de Frederick Wiseman (ou plus ou moins : l’immense documentariste américain tient un rythme de près d’un film par an depuis une cinquantaine d’années), un autre président est en creux. James Monroe appartenait au feu Parti républicain-démocrate ; cet autre président est strictement républicain. Son nom n’est jamais prononcé, et il ne semble pas être le sujet du film. Mais, au détour d’une phrase dans le synopsis officiel, on lit : « Monrovia, petite ville agricole du Midwest américain, compte 1400 habitants, dont 76 % ont voté pour Trump aux dernières élections présidentielles ». Comme une empreinte invisible sur la pellicule, l’ombre silencieuse de Donald Trump plane sur Monrovia. Dans tous ses films, Wiseman nous ouvre les portes d’un monde et nous le fait visiter de fond en comble, donnant l’impression d’y avoir fait un stage de découverte de plusieurs mois. Qu’il s’agisse d’institutions (La bibliothèque publique de New York dans Ex Libris en 2017, L’Université de Berkeley dans At Berkeley en 2013 ou encore le ballet de l’Opéra de Paris dans La Danse en 2009), ou de villes et quartiers (Belfast, Maine en 2013, In Jackson Heights en 2015). Dans Monrovia, Indiana, on rencontre les commerçants, armuriers, bouchers ou pizzaïolos, on fait un tour au supermarché, chez le coiffeur, à l’église. On assiste à plusieurs réunions du conseil municipal – les habitués le savent, les séquences de réunions sont une récurrence dans le cinéma de Frederick Wiseman.
Le folklore
Monrovia, Indiana n’est pas un film à thèse. Jamais Wiseman ne pointe du doigt « cette Amérique qui a voté Trump ». Nous sommes bien loin du America de Claus Drexel, sorti cette année, sur un sujet pourtant très similaire. On ne sort pas des deux heures trente du film comme ayant reçu une leçon, mais chacun peut se faire sa propre analyse. On sait maintenant de quoi on parle, puisque, d’une certaine manière, on y est allé. On a rencontré ces gens-là, qui votent Trump. On peut peut-être, sans les excuser, comprendre leurs raisons. Wiseman filme avec une certaine mélancolie une Amérique déclinante. Les réunions de la loge maçonnique municipale semblent sorties d’un film des frères Coen. Cet ensemble de symboles et d’apparats qui, un jour, a fait la grandeur mythologique de l’Amérique, est ici grotesque. Cette assemblée de vieillards qui perpétuent une tradition vidée de sens et qu’ils ne comprennent plus réellement, fait peine à voir. Monrovia, ville agricole du Midwest peuplée à plus de 90 % de Blancs protestants, est une ville du passé, hantée par des vieux et se repliant sur elle-même. Au conseil municipal, certains se méfient d’un nouveau quartier où la police passe plus souvent qu’ailleurs, où les nouveaux habitants sont soupçonnés d’être moins fréquentables que ceux qui sont monroviens depuis plusieurs générations. Pour d’autres, au contraire, c’est un quartier d’avenir, dans lequel il faut investir en services sociaux et culturels. Les progressistes et les conservateurs… À l’échelle locale semblent se répéter les philosophies politiques qui se jouent à l’échelle nationale. À moins que ce ne soit l’inverse. Le message du film de Wiseman est peut-être celui-ci : il n’y a pas d’échelle. Monrovia n’est ni un exemple particulier ni une métaphore générale. L’orientation politique locale se retrouve dans la politique nationale, et vice versa. Et, dans l’Amérique contemporaine, cette orientation semble celle d’un repli sur soi, d’une peur de l’étranger, de l’inconnu, du nouveau. Signe d’une Amérique qui sent sa fin approcher et qui a peur de mourir. Bien sûr, on retrouve dans Monrovia, Indiana les éléments classiques de tout portrait de cette Amérique déclinante : les armes, l’obésité. Mais il y a autre chose, de plus subtil. Des concerts de country aux messes évangéliques en passant par les ventes aux enchères, le film de Frederick Wiseman propose un éventail de traditions. Mais, à l’instar de la cérémonie maçonnique, tous ces rites semblent se perpétuer davantage au nom de l’habitude qu’à celui de la conviction. Et ceux qui y croient encore ont déjà un pied dans la tombe. Wiseman filme ce déclin sans jugement, comme une chose naturelle, comme on observe à l’automne les feuilles se flétrir et tomber des arbres. Avant que ne renaissent de nouveaux bourgeons.