Dans le paysage sinistré de l’actioner contemporain, ravagé par plus de dix ans de marvelleries standardisées, une oasis esthétique restait néanmoins miraculeusement fertile depuis vingt ans : Mission : Impossible. Pourtant, et contre toute attente, voici le récit de la déception amoureuse d’un fan de la première heure face à Mission : Impossible -Fallout, sixième du nom.
La saga entièrement construite autour de son acteur-producteur star Tom Cruise revient pour une sixième variation, au sens presque musical du terme, tant chaque épisode n’a pour ambition que de réagencer à l’infini ses thèmes et figures immuables en les plaçant de film en film entre les mains d’un nouveau réalisateur. Pourtant, ce principe directeur vient d’être contourné pour la première fois, avec le retour derrière la caméra de Christopher McQuarrie, réalisateur du précédent opus, Mission : Impossible – Rogue Nation. Cette entorse à l’une des règles cardinales de la série pose d’emblée la question : renouvellement bienvenu d’un modèle instauré dix-huit ans plus tôt, avec le Mission : Impossible II de John Woo, ou trahison d’une tradition ayant prouvé ses vertus cinq films durant ?
À l’heure où les franchises semblent suivre une courbe qualitative déclinante à chaque épisode supplémentaire, les aventures trépidantes de l’agent Ethan Hunt se caractérisent par un miracle d’équilibre. Si la hiérarchisation des différents films de la saga ne suit pas nécessairement leur ordre chronologique, chacun savait exprimer pleinement la personnalité et le style inimitable de leur auteur. Du premier film réalisé par Brian de Palma, superbe oraison funèbre aux récits d’espionnage à l’ancienne, au cinquième épisode précédemment cité, en passant par John Woo, JJ Abrahms et Brad Bird, les Mission : Impossible ont peu à peu constitué moins une série narrativement cohérente, sur le mode des séries télévisées, qu’une anthologie ludique du cinéma d’action contemporain, permettant d’observer en temps réel ses évolutions, ses hybridations (Mission : Impossible – Ghost Protocol réalisé par Brad Bird, cinéaste venu du film d’animation), voire ses contradictions (le n’importe quoi expressionniste du John Woo, totalement à part dans la saga), en choisissant les réalisateurs successifs pour la qualité de leur regard.
Las ! Ce qui devait arriver arriva, même à la franchise la plus exemplaire : la « nolanisation » de Mission : Impossible par un technicien, habile mais coupable du pire crime dont cette saga puisse être victime : l’absence de toute élégance, sacrifiée sur l’autel d’un supposé réalisme et d’un esprit de sérieux inédit dans la série, directement plagié sur la tonalité des films de Christopher Nolan. Ce diagnostic amer n’implique pas un rejet de l’univers du réalisateur britannique, bien que sa tendance à singer Stanley Kubrick et son incapacité à la détente puissent être crispantes. Aimer le cinéma de Nolan s’entend, mais si le désir d’entamer une rétrospective de son œuvre se fait pressant, mieux vaut regarder ses films plutôt qu’une contrefaçon de son style par le besogneux McQuarrie.
Bien sûr, Mission : Impossible – Fallout est d’une maîtrise technique indiscutable, et ses séquences d’action les plus impressionnantes et inventives vues de l’année et quelques autres avant. Pourtant, d’où vient cette impression de gâchis, que le compte n’y est pas ? Tout simplement du fait que, pour la première fois, l’âme joyeuse et enfantine de la saga semble avoir déserté, pour avoir tenté de se prendre pour une autre. Le fléau du blockbuster « grim & dark » (« sinistre et sombre »), devenu la norme depuis la trilogie des Batman de Nolan, a encore frappé, pour tomber sur la saga la moins compatible avec cette tonalité. La liste des emprunts à Nolan est longue comme le bras et donne des résultats au mieux à côté de la plaque – le sérieux assommant du récit -, au pire catastrophiques – une musique abominable du compositeur Lorne Balfe, qui plagie la voix de son maître Hans Zimmer et son design sonore annihilant toute harmonie mélodique. Un comble pour une saga ayant toujours su, aux mains des précédents esthètes, jouer du silence pour offrir des séquences mémorables et uniques dans le genre du cinéma d’action : le casse de la CIA chez Brian de Palma, le laboratoire chez John Woo, l’interrogatoire de Tom Cruise par Philip Seymour Hoffman chez JJ Abrahms, l’infiltration au sein du Kremlin chez Brad Bird. Même McQuarrie avait su se plier à ce passage obligé de la série, avec la séquence d’apnée de Rogue Nation. Comme quoi, pas d’excuse valable pour cette faute de goût caractérisée…
C’est à un rejet de greffe spectaculaire que le spectateur assiste – et ce dès la première heure du film, plus laborieuse que la série n’a jamais été – empêtré dans d’interminables palabres, uniquement disposés pour rappeler au public à quel moment de l’intrigue se situent les personnages, intrigue pourtant limpide, sinon simpliste. Faillite de l’écriture d’autant plus ironique à la découverte d’un message du réalisateur qui, sur les réseaux sociaux, avait récemment fait la distinction entre « intrigue » et « histoire » en affirmant : « Communication vs émotion ». Car c’est bien là que le bât blesse, tant le film, contrairement à ses prédécesseurs, n’est qu’une longue intrigue purement informative, dont on se désintéresse bien vite pour attendre avec impatience la prochaine séquence d’action, plutôt qu’une histoire rigoureuse et émouvante, axée sur le trajet et l’évolution des personnages.
Mais tous ces défauts ne sont que péchés véniels face au principal forfait d’un Christopher McQuarrie sans idées : l’évacuation complète de la dimension intrinsèquement cartoonesque de Tom Cruise, incarnation humaine du Coyote de Tex Avery. Son agitation rituelle, toute en courses folles et bonds délirants, ne sont plus porteuses ici d’aucun burlesque, ni même de la mélancolie qui s’attache habituellement à ses cascades suicidaires. Pour la première fois dans Mission : Impossible, ses absurdes exploits physiques ne sont plus les vecteurs d’un récit émotionnellement excitant, mais un empilage mécanique sans aucun liant dramaturgique, dont la logique inflationniste finit par rappeler les égarements de Fast and Furious (avec un savoir-faire sans commune mesure). Triste impression en somme de voir cette saga atypique, portée depuis deux décennies par un souci d’excellence résistant à toutes les modes, se banaliser pour avoir voulu coller à l’air du temps, et pour avoir trahi la raison d’être de la franchise, à savoir sa dimension de cadavre exquis cinétique, où les films se suivent sans logique narrative, indépendants les uns des autres, où chaque épisode remet en cause le précédent, où chaque cascade se répond d’un film à l’autre (le gimmick de Tom Cruise accroché à un fil, décliné depuis le premier film). Avec ces deux derniers films, la série gagne en cohérence ce qu’elle perd en élégance et en poésie, dans le beau jeu d’échos et de contradictions entre auteurs qu’elle avait su tisser, et pour la première fois, Tom Cruise fait le choix de ne pas faire tourner le joint Mission : Impossible à un nouveau créateur, pour donner les clés du camion au réalisateur le moins intéressant de la saga. En définitive, la déception est telle que, si Mission : Impossible II est communément considéré comme le moins bon (ce qui ne veut pas dire le moins passionnant), Mission : Impossible – Fallout mérite le titre de pire épisode de la saga, car contre-nature.
Ne reste plus alors qu’à se raccrocher aux quelques qualités réelles du film, en premier lieu l’énorme surprise Henry Cavill, acteur souvent désastreux, qui révèle pour la première fois un charisme saisissant, en alter ego musculeux et dévastateur du feu follet Tom Cruise ; la scène de poursuite londonienne, dans laquelle, beaucoup plus que dans celle de Paris, McQuarrie tente enfin des cadres plastiquement excitants ; ou la belle tonalité des scènes avec l’espionne anglaise en rupture de ban Ilsa Faust (Rebecca Ferguson), en particulier lors de sa rencontre avec Ethan Hunt dans les allées du Palais Royal, où elle et Cruise sont filmés comme des fantômes damnés dans un jardin totalement vide.
Et se rendre compte que, comme dans toute déception amoureuse, passée la constatation de l’échec, subsiste la petite musique de l’espoir poussant à vouloir lui redonner une chance.
Tout est possible…