Le dernier film d’Andreï Konchalovsky, Michel-Ange (Il peccato) tient du miracle : suivant le peintre en proie à ses démons, le spectateur assiste à la résurrection d’un monde. Une véritable splendeur.
1512 : Michelangelo Buonarroti, dit Michel-Ange, sort exténué du chantier colossal de la chapelle Sixtine commandé par le pape Jules II, chef éminent de la famille Della Rovere. La mort soudaine de ce dernier met le sculpteur sur les braises : alors qu’il s’est déjà engagé à finir le tombeau en marbre monumental du défunt, il reçoit du nouveau souverain pontife, Léon X de la famille rivale des Médicis, l’ordre d’achever la façade de la basilique San Lorenzo. Pris en étau, Michel-Ange doit se soumettre et perd progressivement pied avec la réalité.
L’ambition d’Andreï Konchalovsky pour concevoir Michel-Ange (Il peccato) est immense : comment élucider les tourments d’un artiste hors du commun, un génie, dont l’art sublime a perduré jusqu’à nous ? Avec ce vingt-quatrième long-métrage, le cinéaste russe, qui travailla longtemps avec Andreï Tarkowski et fut proche de Pier Paolo Pasolini, offre une réponse personnelle, une vision spectaculaire, dont la beauté est à couper le souffle. S’entourant d’historiens spécialistes de la Renaissance, huit années auront été nécessaires à la réalisation de ce film, dont le spectateur découvre, dès les premières images, le très haut niveau d’exigence. La reconstitution historique est en premier lieu renversante. Les cadrages (au format quatre tiers) enserrent une méticulosité ininterrompue de couleurs, de costumes, de paysages, de décors. Chaque plan ressuscite la magie de la Toscane d’alors, telle une succession de tableaux vivants invitant à la contemplation, un voyage dans le temps digne des plus grands cinéastes du genre, Visconti, Kubrick, Sokourov en tête.
Le défi d’Andreï Konchalovsky est fou, car rien ne laisse supposer à l’image qu’il lui aura fallu reproduire scrupuleusement à l’échelle la chapelle Sixtine comme les résidences de Michel-Ange, nombre de rues et places de Florence, jusqu’au port de Carrare lui-même. Mais au-delà, Michel-Ange (Il peccato) impressionne encore par sa tonalité, sa simplicité et son vérisme, propre au cinéma néoréaliste italien, que l’on est en joie de retrouver à l’écran.
Traquant l’essence et l’authenticité du peuple de la Renaissance à travers le parcours fiévreux de Michel-Ange, le cinéaste fait de cet artiste virtuose, un être sale, pauvre et crasseux. Sa violence est à la mesure de sa sensibilité, de sa fougue créatrice et de son opportunisme. Alberto Testone, choisi par Konchalovsky pour sa ressemblance stupéfiante avec le maître (voir notamment le portrait peint par Daniele da Volterra), lui confère une carrure costaude, un visage émacié et un regard profond, souvent halluciné. Peintre émérite aux allures de miséreux en guenilles, Michel-Ange est pétri de contradictions. Il sert la soupe aux nantis – Konchalovsky l’assimilant à un véritable « jongleur de cirque »-, frayant tortueusement avec le pouvoir. Ce jeu est un piège, le forçant à mentir ouvertement aux deux familles rivales qui l’astreignent. Il en tire des sommes astronomiques, des florins d’or qui engraissent sa famille, son père et ses frères, et nourrissent ses deux apprentis, Peppe et Pietro, dont il est tour à tour l’Érasme et le maître attentif. Et cet argent alimente aussi son obsession : acheter de la pierre, matière première à sculpter. Essentielle.
Loin du quotidien enfiévré de la ville, des trafics d’influence et de la saleté de la populace, réside ainsi l’enjeu du véritable mensonge de Michel-Ange : Il peccato, le péché, c’est le marbre. « Le monstre » est un bloc immaculé de plusieurs tonnes trônant dans la carrière de Carrare. Roche précieuse cristallisant l’envoûtement de son âme, Michel-Ange en fait l’acquisition et, folie, organise sa descente des Alpes apuanes jusqu’à son atelier. Andreï Konchalovsky filme l’entreprise démesurée comme le cœur vibrant de son film. Pas à pas, il suit la manœuvre, exerçant sa fascination des visages, ceux des carriers, des autochtones non professionnels devant la caméra, sur lesquels se lisent la souffrance et la dureté d’un savoir-faire artisanal. La carrière de Henraux à Monte Altissimo, choisie pour plus de véracité historique, sert d’écrin à des séquences titanesques, proches des moments de bravoure d’Aguirre, la colère de Dieu de Werner Herzog.
Enfin, en grand architecte général, Andreï Konchalovsky opère des contrepoints systématiques, toujours éclatants, propres à altérer la tranquillité de sa narration, des saillies, des rêves et des visions macabres telles des projections mentales de Michel-Ange. Ce dernier était un amateur averti de La Divine Comédie de Dante. Le cinéaste s’est saisi du fait biographique pour le transposer et jouer de bascules régulières vers l’abstraction, renouant avec les croyances d’une époque où le diable était perçu comme réel. Et c’est avec une liberté totale qu’il se sert aussi bien du rouge proéminent de Pontormo, des noirs profonds du Caravage ainsi que de la musique angoissée du Requiem de Verdi, pour faire affleurer l’intériorité du créateur, un esprit supérieur, visionnaire et inscrit dans son temps. Par ces décompositions subtiles et poignantes, Andreï Konchalovsky parachève son Michel-Ange (Il peccato), l’un des plus beaux films consacrés à la création et au trajet d’un artiste.