Le dixième long-métrage de Todd Haynes est un fascinant portrait de femmes et d’actrices, où les doubles embrasent l’écran. Mais aussi un hommage troublant au cinéma, avec deux joyaux : Natalie Portman et Julianne Moore.
Todd Haynes a un don pour creuser l’ambiguïté humaine. De Poison à Dark Waters, de Safe à The Velvet Underground, de Velvet Goldmine à Carol, de Superstar : The Karen Carpenter Story à I’m Not There, de fiction en documentaire, de sujet original en adaptation, de figure anonyme en célébrité iconique, il déploie un éventail complexe. Celui du regard d’un cinéaste sur des sujets d’études qu’il déconstruit pour mieux les reconstruire à sa manière. Avec May December, il joue du double. Car il filme un duo de femmes, entre fascination, vampirisation et affrontement, comme Ingmar Bergman le fit avec Persona. Car deux actrices connues, Natalie Portman et Julianne Moore, personnifient un tandem de personnalités médiatiques, Elizabeth et Gracie. Car le personnage de la première doit incarner celui de la seconde dans une fiction à venir. Car le public entre dans l’aventure par le biais de la cadette, observatrice de l’aînée, avant que le point de vue ne se décale au fur et à mesure que la première devient aussi un caractère étudié par le film.
Vertigineux ? Oui. Car il s’agit de regards, d’échanges, de questionnements propres et figurés entre deux êtres dont le visage habite la sphère publique, tout en ne se confrontant pas véritablement à soi-même. Mise en abyme sans fond que Haynes explore subtilement. Une intruse, prévue et validée par ses hôtes, vient interroger de l’intérieur une femme, un couple, qui défrayèrent la chronique vingt ans plus tôt, par leur différence d’âge et par l’adolescence d’alors du mari. De nombreux sujets de société et rapports de forces sont en jeu, mais sans description scolaire ni moraliste. La figure du double s’étend même à celle du trio. L’ingénieux scénario de Samy Burch fait apparaître progressivement l’importance du troisième axe, masculin, avec Joe, époux de Gracie et père de leurs enfants. La recherche d’une vérité, par celle qui va interpréter son aînée, devient une incursion trouble et ambiguë. Le récit brille par la présence successive des zones grises de chaque protagoniste, auxquelles aucune explication n’est clairement donnée.
Pour accompagner ce petit théâtre, Todd Haynes contourne la mise en scène ostentatoire. Il cherche au contraire à faire naître la moelle épinière tortueuse de sa narration en concentrant le cadre, le mouvement, le montage, sur les regards, les interactions, la propagation progressive. C’est la maîtrise d’un ouvrage qui dissimule ses coutures, sous la lumière doucement chaleureuse de Savannah en Géorgie, captée par Christopher Blauvelt. La cinéphilie du réalisateur débouche aussi sur l’idée judicieuse de reprendre la bande originale du Messager de Joseph Losey par Michel Legrand, ici retravaillée par Marcelo Zarvos. L’histoire du cinéma vibre, d’hommages en incarnation au présent, avec un binôme d’exception : Natalie Portman et Julianne Moore. Elles accordent leur stradivarius pour un face-à-face de haute volée dans une étrange cohabitation. Deux facettes en miroir de créatures qui ont du mal à se regarder chacune en face. Au milieu, un homme réclame la reconnaissance de son individualité. Charles Melton lui apporte une présence épatante dans l’expression du doute. Ensemble, et en osmose avec leur cinéaste, ils transcendent ce brillant concerto intime et malaisant.