En donnant la parole à d’anciennes « mauvaises filles », dont la plupart avaient surtout le « défaut » de ne pas rentrer dans le corset moral de leur époque, Émérance Dubas lève le voile sur la sombre réalité des maisons de correction, fermées au milieu des années 1970.
La congrégation de Notre-Dame de Charité du Bon Pasteur, fondée à Angers en 1829 par sœur Marie-Euphrasie Pelletier, puis agréée en 1835 par le pape Grégoire XVI, a connu un succès phénoménal. Ces maisons de correction se sont répandues à travers le monde, avec pour mission d’accueillir, jusqu’à la fin des années 1970 en France, les filles en détresse, les « filles perdues », les « filles-mères », les « mauvaises filles ».
Implanté sur tout le territoire français, le Bon Pasteur jouera un rôle majeur au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, lorsque naît en France la justice des mineurs avec l’ordonnance du 2 février 1945, devenant ainsi distincte de l’administration pénitentiaire. Mais, si les garçons sont placés dans des internats publics, le système envoie en priorité les filles dans ces établissements religieux.
Édith, Michèle, Éveline, Fabienne et Marie-Christine ont été placées dans ce qu’il convient de nommer « maisons de correction ». La réalisatrice Émérance Dubas les invite à partager, pour la première fois, leurs histoires, leurs souvenirs, à revenir sur les lieux et les années qui ont été témoins de ce qu’elles ont enduré. « Ce qui m’intéressait, c’était de travailler avec des femmes qui avaient fait un chemin intérieur leur permettant d’échapper à la colère sans pour autant se résigner. J’avais à cœur de recueillir leur parole, souvent inédite, mais je ne voulais surtout pas les enfermer dans les traumatismes du passé. Au contraire, je souhaitais montrer leur incroyable force de vie. », déclare dans le dossier de presse Émérance Dubas.
The Magdalene Sisters (Lion d’or à Venise) de l’Écossais Peter Mullan, inspiré du documentaire Sex in a Cold Climate de Steve Humphries, enquêtait sur des faits similaires survenus dans l’Irlande des années 1960. Vingt ans plus tard, Mauvaises Filles est le premier film en France à traiter de ce sujet au cinéma. Parmi les protagonistes, certaines racontent leur enfance, partagent leur dossier de placement, nous livrent les raisons qui poussèrent des mères, des pères, ou l’État, à enfermer ces jeunes filles vues comme récalcitrantes, insolentes, marginales ou ingérables. « Il avait beaucoup d’appétit, le monsieur (…). Il m’a dit : « Si tu dis quelque chose, je tue tes parents. J’avais 11 ans », confie l’une. « Nos enfants en ont pâti. On n’avait rien à leur donner, parce qu’on n’avait rien reçu. », constate l’autre. Des images d’archives, extraites de reportages télévisuels, montrent les adolescentes en représentation, travaillant comme couturières et brodeuses. Les cols Claudine et la concentration de ces mauvaises filles racontent une expérience loin de la réalité, tout comme les rapports écrits des religieuses.
Mauvaises Filles pêche peut-être un peu par son rythme – on aimerait plus de documentation, plus de témoignages, plus de mise en perspective à travers le regard de la jeunesse d’aujourd’hui (les petites-filles de certaines de ces femmes). Mais son âpreté et sa lenteur nous offrent une certaine absence de sentimentalisme, et l’admirable pudeur de sa réalisatrice, qui a mis plus de sept ans à mener à bien son entreprise et a dû faire face aux réticences d’un système qui continue, encore et toujours, à nier la condition féminine.
Le pouvoir de la caméra (ici celle de la cheffe-opératrice Isabelle Razavet, dont l’acuité et les lumières font leurs preuves une fois de plus), c’est aussi de créer un cadre, de donner le pouvoir à la parole, si cruciale aujourd’hui. Émérance Dubas lève le voile sur le sort de dizaines de milliers de jeunes filles qui, pendant des décennies, furent placées, coupées du monde extérieur, surveillées et traitées comme des criminelles, souvent la tête rasée, maltraitées, victimes de mesures punitives d’un autre temps : bastonnades collectives, mises à l’isolement « pour réfléchir » des semaines, des mois durant, transferts en hôpital psychiatrique… Sous couvert de réhabilitation et d’éducation, les sanctions des bonnes sœurs semblent dystopiques, tout droit sorties de la série La Servante écarlate. Rappelons qu’en 2022, pour des millions de filles et de femmes sur Terre, les mauvais traitements continuent, sous toutes leurs formes.