Alors qu’il conçoit le scénario du futur Citizen Kane, Herman Jacob Mankiewicz, dit « Mank », se remémore son passé de dramaturge frustré, condamné à œuvrer pour l’Usine à rêves hollywoodienne.
C’est en 1997, après le succès mondial de Seven (Se7en), que David Fincher et son père Jack ont eu une conversation qui fut à l’origine du film que nous voyons aujourd’hui. Le futur réalisateur de Panic Room (2002) et de The Social Network (2010) avait été fasciné par Citizen Kane, le premier long-métrage d’Orson Welles (1941), qui avait été montré dans son lycée. Puis, deux ou trois ans plus tard, il fut très surpris, à la lecture du livre Raising Kane (1971) de Pauline Kael, la célèbre critique de The New Yorker, d’apprendre que Orson Welles n’aurait pas dû être crédité comme coscénariste du film, car le script était, selon elle, entièrement dû à Herman J. Mankiewicz. Quand Jack Fincher prit sa retraite, il confia à son fils qu’il envisageait d’écrire un scénario et David lui conseilla de traiter ce problème sans chercher à le résoudre, sachant pertinemment qu’un film est toujours le résultat de multiples collaborations. C’était plutôt l’atmosphère de cette époque qu’il fallait évoquer, dont étaient très représentatifs les divers protagonistes. Jack, après avoir rédigé plusieurs versions, eut l’idée de développer le conflit opposant le libéral Mank à ses patrons conservateurs de la MGM, Louis B. Mayer et Irving Thalberg, avec qui il avait travaillé, entre autres films, sur ceux des Marx Brothers. D’où la double temporalité du récit qui est celui de Mank : d’une part, y figurent des scènes qui montrent le frère aîné de Joseph L. Mankiewicz en train de concevoir, en 1940, le scénario intitulé American, premier titre de Citizen Kane, alors qu’il était handicapé autant par son alcoolisme de dramaturge frustré que par sa jambe plâtrée, et, de l’autre, montées en alternance, des séquences dans lesquelles Mank se rappelle ses divers déboires vécus au sein de la MGM dans les années trente.
La grande qualité de la réalisation de Fincher réside principalement dans le soin quasi maniaque apporté à la reconstitution hyperréaliste de l’âge d’or hollywoodien (objets, véhicules, costumes, décors, comme celui de la gigantesque demeure, où domine l’architecture néoclassique espagnole, du magnat de la presse William Randolph Hearst à San Simeon en Californie, que son chef décorateur, Donald Graham Burt, a reconstituée en studio). Mais aussi dans la manière dont il fait revivre très fidèlement plusieurs figures qui ont marqué leur temps, comme Louis B. Mayer, le patron de la MGM, individu extrêmement réactionnaire, stratégiquement sentimental (on le voit pleurer sur commande quand il annonce la réduction des salaires de tous ses employés pour cause de crise économique à l’heure de la Grande Dépression) et aux ambitions strictement commerciales ; Irving Thalberg, son bras droit plus enclin à s’occuper de la dimension artistique des projets, et Orson Welles, le jeune prodige de la scène et de la radio, à qui la RKO avait donné les pleins pouvoirs pour faire un film de son choix. Une reconstitution qui ne se limite toutefois pas aux rapports conflictuels entre le très lucide Mankiewicz, pourfendeur des fausses valeurs de l’Usine à rêves, et les aliénés du business cinématographique, mais qui évoque aussi l’air politique de ce temps où un studio comme celui de Mayer ne se gênait pas pour entraver les ambitions politiques du très progressiste écrivain Upton Sinclair, candidat démocrate, en 1934, au poste de gouverneur de la Californie.
Souci de fidélité à la réalité, mais aussi engagement de cinéphile passionné, qui a conduit Fincher à opter pour un style photographique proche de celui de Gregg Toland, le chef-opérateur de Citizen Kane. Ainsi demanda-t-il à son directeur de la photographie Erik Messerschmidt d’employer le noir et blanc, qui lui permettait de créer une même atmosphère expressionniste pour certaines séquences de flash-back dans les années trente, renonçant toutefois au format 1.37 : 1 de Citizen Kane et lui préférant celui, plus contemporain, du 2.20:1. Comme Welles, Fincher a utilisé des courtes focales, jouant de la sorte beaucoup sur la profondeur de champ, tout en évitant certains excès de déformation des personnages qu’affectionnait son modèle (une séquence de montage rapide ultra-expressionniste, fort wellesienne, figure cependant dans la scène relative aux élections du gouverneur californien). Un hommage au génie du jeune réalisateur qui se poursuivit jusque dans la reprise de ses fondus au noir réalisés sur le plateau, en diminuant progressivement l’éclairage, et non pas au laboratoire comme le voulait la tradition. Il en fut de même pour la bande sonore du film, confiée à Ren Klyce (qui avait déjà travaillé avec Fincher pour Fight Club en 1999) qui, à la demande du réalisateur, revint au son mono utilisé avant-guerre, alors que, de nos jours, la stéréo est incontournable. Ainsi Mank se présente bien comme un hommage très fidèle au premier grand opus de Welles et à son époque, tout en évitant d’être trop déconcertant techniquement pour les plus jeunes cinéphiles d’aujourd’hui.
Autre point fort du film, son interprétation. Gary Oldman, qui a pris sept kilos et refusé tout artifice pour incarner Herman J. Mankiewicz, est remarquable de bout en bout, en scénariste à la recherche d’une dignité d’écrivain, rendue inaccessible depuis longtemps par son travail de mercenaire à la solde de Hollywood. Et il en est de même de tous les autres comédiens, choisis pour leur ressemblance avec leurs modèles, mais aussi pour leur talent d’acteur : Arliss Howard (Louis B. Mayer), Ferdinand Kingsley (Irving Thalberg), Charles Dance (William R. Hearst), Tom Burke (dont l’imitation vocale d’Orson Welles est remarquable) ou encore Amanda Seyfried (Marion Davis, l’actrice maîtresse de Hearst, qui est l’une des rares collègues de Mank à bien le comprendre). Tous jouent à la manière des grandes vedettes des « Thirties », qui bénéficiaient des avantages du parlant. Ils pouvaient alors donner la priorité à une diction claire, à la vraisemblance de leurs divers mouvements, sans recherche de surenchère émotionnelle d’aucune sorte, contrairement à ce qui commençait à se pratiquer sur la scène, où le Système Stanislavski avait pénétré certains esprits (comme ceux du Group Theatre).
Avec son onzième opus, David Fincher a brillamment atteint son but de rendre hommage à celui qui a permis à Orson Welles de faire de Citizen Kane un film considéré, encore aujourd’hui, comme étant le plus grand de tous les temps. Mank narre avec brio et émotion l’histoire d’une quête, certes noyée dans l’alcool d’une auto-destruction inavouée, mais qui, cette fois, a conduit le scénariste de Josef von Sternberg (L’Assomeur/Thunderbolt, 1929), de George Cukor (Les Invités de huit heures/Dinner at Eight, 1933) ou de Sam Wood (Vainqueur du destin/The Pride of the Yankees, 1942) à rédiger ce qui demeure son chef-d’œuvre. Au grand dam d’Orson Welles, qui, devant les trois cents pages du scénario, en admet bien volontiers la qualité, mais qui ne peut s’empêcher de signaler à son auteur la nécessité d’y apporter lui-même quelques changements. Jalousie manifestée à nouveau à l’heure de la remise des Oscars, quand il apprend au Mexique, où il est en train de tourner son documentaire It’s All True, que son premier long-métrage s’est vu attribuer l’Oscar du meilleur scénario : devant mentionner l’apport de son partenaire, il le fait en le réduisant à sa « juste moitié » ! Une indignité supplémentaire odieusement posée sur la route déjà très entravée de celui qui, de toute évidence, était bien sur le papier le véritable auteur du récit audacieux, très pirandellien, du film. Ainsi Fincher, quelles que puissent avoir été ses intentions de départ, a-t-il finalement donné raison à Pauline Kael. Et, ce faisant, il permet aussi à son Mank de figurer parmi les meilleures réussites de ce genre qui, depuis des lustres, met Hollywood au miroir et en fait souvent un microcosme très symbolique de l’idéologie nationale, frappée de multiples aliénations, comme l’ont férocement démontré Une étoile est née (A Star Is Born, William A. Wellman, 1937), Boulevard du crépuscule (Sunset Blvd., Billy Wilder, 1950), Les Ensorcelés (The Bad and the Beautiful, Vincente Minnelli, 1952) ou encore The Player (Robert Altman, 1992).