Quand deux victimes du système de domination masculine, que tout oppose, racontent au diapason de leur affection mutuelle leur quête de liberté.
Avec ce récit d’émancipation, classique en apparence, Stéphane Reithauser signe un film-documentaire exceptionnel à plusieurs égards. La mise en scène d’un combat qu’une grand-mère et son petit-fils ont parallèlement mené à des époques différentes, confère à ces témoignages respectifs des sonorités nouvelles sur des sujets pourtant déjà largement traités. Le narrateur s’épanche sans jamais accabler le spectateur, il analyse sans théoriser, avec une émotion non dénuée d’humour. Il montre avec douceur et une certaine nostalgie la façon dont les questions d’identité, de la différence des genres et de l’orientation sexuelle se conjuguent aux mêmes temps, et le plus souvent sur les mêmes modes.
La liberté d’aimer a-t-elle un prix ? Jusqu’où sommes-nous capables de sacrifier le système qui nous donne de la valeur ? Comment survivre en renonçant à une norme qui compte encore, est-il possible de répondre à l’injonction d’être un homme accompli ou une femme épanouie, mais selon des critères éminemment subjectifs ?
Les systèmes sociaux-éducatifs déterminent notre développement et les représentations que nous avons de nous-mêmes, on le savait déjà. Mais leur emprise est proportionnelle au capital affectif, matériel et culturel qui nous a été transmis. C’est ce que l’enfant Stéphane démontre par le refoulement massif de son homosexualité pendant de longues années. Ce déni de sa propre identité n’aurait jamais été si fort, s’il avait été mal aimé ou rejeté de son entourage dans sa tendre enfance. Contrairement à ce que François Ozon a choisi de montrer comme une évidence sans même la nommer dans Été 85, l’attirance de Stéphane pour les hommes est un fantôme qui l’accompagne à son insu. Madame rend compte des ressorts de ce magnétisme imperceptible qui lui dicte ses préférences et commande ses émotions, sans qu’il ne puisse encore s’identifier comme homosexuel.
L’originalité du propos de Stéphane Reithauser tient à la narration détaillée du refoulement de son homosexualité, et ce depuis son plus jeune âge. La mise en scène de cette subjectivité manipulée qui a pour charge d’assimiler une homophobie sociale parfaitement intériorisée, est édifiante à plus d’un titre. Le mystère d’une vie aux prises avec ce que nous ignorons de nous-mêmes est pourtant mis à jour sans agressivité, et sans intention de régler le compte de qui que ce soit. Les révélations progressives portent toutes la marque d’une caméra qui se loge dans le for intérieur d’un jeune homme que la vie a gâté, et dont il n’attend que le meilleur. À mesure que sa grand-mère lui révèle les étapes de son émancipation, Stéphane se sent porté par son affection indéfectible. Il sublime les stéréotypes de son milieu grâce à la soif de connaissance que lui transmet Madame, « sa » dame… Le résultat est à la mesure de tout ce qui a été refoulé jusqu’alors. L’ampleur de ses combats et la vitalité de son affirmation identitaire sont clairement présentés comme relevant d’une soif insatiable qui vise à rattraper le temps et les forces perdus.
Le parcours de Stéphane montre alors que grandir en homme, c’est accepter que la virilité ne se construit pas envers une féminité qui fait office de repoussoir, pas davantage que la féminité ne s’érige contre la violence du patriarcat. Le féminisme de la grande dame qui lui sert de modèle est exemplaire en ce sens. La merveilleuse mamie mariée de force à 13 ans, est fondamentalement nietzschéenne lorsqu’elle témoigne de la possibilité de se libérer de ses chaînes par l’affirmation d’une puissance qui vaut en elle-même. Son émancipation courageuse se fait sur le mode de la création, de l’invention de soi, d’une résilience qui ne s’épuise jamais à jouer les victimes ; qui prend soin de ne pas se perdre en revendications stériles.
Ce documentaire, qui fait dialoguer une grand-mère pas comme les autres et son petit-fils pas comme tout le monde, est d’une beauté exceptionnelle. Car les images ne sont jamais directement commentées : elles parlent d’elles-mêmes pour ouvrir la discussion bien au-delà de ce qu’elles montrent. La puissance de la narration tient donc à ce double effet inhérent à chaque plan. En sublimant l’aspect anecdotique de ce qui est montré, cette biographie prend directement une dimension universelle, sans perdre de l’intensité subjective qui va droit au cœur de chacun.
Le mélange des images d’archives, d’interviews et de séquences reconstituées sur trois générations à la fois est d’une fluidité remarquable. À l’instar de l’inoubliable Carré 35 d’Éric Caracava (2017), Madame est un documentaire habité, incarné, qui reste profondément attaché à rendre compte de l’aspect sensible, complexe et parfois partagé de son propos.