Huit ans après Would You Have Sex With an Arab?, le nouveau documentaire de Yolande Zauberman, dont le point de départ est une affaire de pédophilie au sein d’une communauté juive ultra-orthodoxe est une incroyable réflexion sur la question de communauté, bien au-delà d’un film de confrontation.
Il y a, au nord-est de Tel-Aviv, une ville de silences et de secrets. Bnei Brak est la capitale mondiale du judaïsme ultra-orthodoxe, mais c’est aussi une des villes les plus pauvres et les plus densément peuplées d’Israël. Une ville sans criminels ni police, car tout se règle chez le rabbin. Une ville où l’on parle une langue vernaculaire que tous pensaient disparue, en tout cas d’Israël, le yiddish. C’est la langue maternelle de Menahem, personnage fantasque et un peu exubérant qui prête son M au titre du film. Son yiddish est teinté d’anglais, car il a quitté Bnei Brak et cette communauté qui l’a vu naître il y a longtemps déjà. Enfant, il y a été abusé sexuellement par plusieurs hommes éminents et respectés. À la caméra de Yolande Zauberman, sur une plage de Tel-Aviv, celui qui est aujourd’hui un acteur reconnu en Israël raconte en yiddish qu’il était un enfant chanteur. Il explique qu’il était aussi un « porn kid », un enfant utilisé pour assouvir les frustrations sexuelles de certains adultes. Mais pour ça, il n’y a pas de mot en yiddish. Avec l’aide de la réalisatrice, il va revenir dans ce lieu qu’il a tant détesté, qu’il a voulu oublier. M est un retour vers le temple d’une enfance traumatique, un voyage psychanalytique dans la capitale des non-dits.
Devenir autre
Au début du film, Menahem partage un taxi avec une femme transsexuelle, devenue Miss Trans Israël. Ils sont si différents, mais en même temps, tellement semblables. Menahem avouera plus tard avoir une certaine passion « pour les trans ». Car souvent, ils ont le même parcours que lui. Pour devenir celui qu’il est, Menahem a dû quitter les siens, et changer physiquement. Quand il marche dans les rues de Bnei Brak aujourd’hui, on ne remarque que lui. Son crâne rasé et nu, ses vêtements modernes détonnent dans cet univers de costumes noirs, de papillotes, de chapeaux et de barbes. Derrière sa caméra, Yolande Zauberman est, elle aussi, une intruse. Sa place devrait être avec les femmes. Mais parce qu’elle a sa caméra, elle est à part, et elle est tolérée. Elle découvre ainsi un monde qui lui était totalement inconnu, alors que cet univers d’un judaïsme orthodoxe lui est pourtant si familier. Mais dans chaque univers coexistent plusieurs mondes qui jamais ne s’entrechoquent ou même ne se rencontrent. À Bnei Brak, il y a surtout deux mondes : celui des hommes, omniprésent et massif, et celui des femmes, obscur et parallèle.
Dans le noir
La nuit, dans un cimetière, Menahem fait la rencontre d’un jeune membre de la communauté dont le mariage est prévu dans l’année. Comme lui, ils sont nombreux à douter de leur sexualité, même s’ils ne l’expriment pas ainsi. À avoir peur, à ne pas savoir quoi faire. Pour eux, l’érotisme est un pêché, et l’amour, que l’on fait dans le noir, ne doit servir qu’à la procréation. Ou plutôt, ils craignent que le plaisir soit proscrit, et donc s’en méfient. Car ils ne sont pas certains de bien comprendre ce que la Torah dit à ce sujet. En fait, le Livre ne parle pas vraiment de sexualité, et s’ils parviennent plus ou moins à en comprendre les mécanismes chez l’homme, la sexualité de la femme reste un mystère et un tabou absolu. Jusqu’à douter de l’existence réelle d’organes sexuels chez la femme, comme en témoigne une séquence sidérante du film.
Hier encore
Pourtant, l’enfer social de Bnei Brak, qui engendre les pires crimes, peut parfois avoir un drôle de goût de paradis. Quand Menahem retrouve d’anciens camarades et qu’ensemble ils se mettent à chanter des chansons traditionnelles pleines de rythmes et d’émotion, quand il y a un mariage à la synagogue et que les hommes dansent sur des musiques entraînantes, le bonheur est sincère. Et pour Menahem, le retour à Bnei Brak est un pèlerinage, où il pourra enfin se retrouver. Cette ville, où il a tant souffert, lui manque. Ses parents, qui l’ont condamné à l’exil en le déclarant « impur » à cause des viols qu’il a subis, lui manquent. Car ils l’aiment, pourtant. Car il y avait de la joie, aussi. Ni le bonheur ni la souffrance ne sont des sentiments simples. Et M, de Yolande Zauberman, avec sa mise en scène jamais didactique, laissant toujours le spectateur se faire son opinion sur ce qu’il voit et entend, est aussi complexe que la vie.