L’acteur mythique mais méconnu du grand public est au cœur de l’actualité, avec un livre-somme passionnant que lui consacre Philippe Garnier. Sterling Hayden, L’irrégulier fouille son parcours d’une densité à faire pâlir tous les biopics.
En onze chapitres et trois cent vingt pages, l’auteur-traducteur-journaliste Philippe Garnier perce la coque d’un acteur culte du 7e art : Sterling Hayden. Plus de soixante-dix rôles jalonnent le parcours du comédien mort à soixante-dix ans (1916-1986). Cinéma et télévision, de Virginia et Sous le ciel de Polynésie (Bahama Passage), avec sa première épouse Madeleine Carroll, et tous deux signés Edward H. Griffith (1941), à la mini-série cathodique Les Bleus et les Gris (The Blue and the Gray) créée par John Leekley (1982). Des perles et des « films de merde », selon les mots de l’intéressé. Des monuments parsèment sa filmographie : Quand la ville dort (The Asphalt Jungle) de John Huston, Johnny Guitare (Johnny Guitar) de Nicholas Ray, L’Ultime Razzia (The Killing) et Docteur Folamour (Dr Strangelove) de Stanley Kubrick, Le Parrain (The Godfather) de Francis Ford Coppola, Le Privé (The Long Goodbye) de Robert Altman, et 1900 (Novecento) de Bernardo Bertolucci.
Il a aussi tourné avec Douglas Sirk, Robert Wise, André de Toth, Henry Hathaway, et même dans notre Hexagone tricolore avec Ruy Guerra (Tendres Chasseurs) et Yves Boisset (Le Saut de l’ange). Il fut le partenaire de Marilyn Monroe, Joan Crawford, Barbara Stanwyck et Bette Davis (The Star de Stuart Heisler). Peu de reconnaissance et de distinctions : une nomination aux BAFTAs en 1965 pour Docteur Folamour, et une médaille d’honneur au festival de Telluride en 1978. Il faut dire que sa carrière est chaotique, et qu’il n’a pas toujours été à l’aise sur un plateau. Jouer n’était ni son rêve ni son gagne-pain favori. Les planètes se sont alignées grâce à son physique et à sa prestance de navigateur. Il a plu au métier, à l’industrie, au public. Par intermittence. Il en a profité parfois. Il a fui d’autres fois. Il est revenu, toujours. Irrégulièrement, durant quarante et un ans. Ses passions étaient ailleurs.
La navigation et l’écriture. Les océans et les mers, il les a parcourus, dans des contextes parfois extrêmes, sur d’innombrables embarcations, dont certains voiliers qui lui ont coûté bonbon. Des ouvrages, il en a dévoré. Des lignes, il en a écrit. Mais surtout, il a publié deux ouvrages, salués et couronnés de succès. La vie de ce grand gaillard d’un mètre quatre-vingt-quinze est un roman. Romanesque qu’il a livré à quarante-six ans dans son récit autobiographique Wanderer (1963), du nom d’un de ses bateaux. Puis dans une fiction, Voyage (1976), qui remboursera ses dettes du moment. Le premier sera même adapté en Allemagne pour Der Havarist de Wolf-Eckart Bühler (1984).
Trois changements d’état civil. À l’aise avec les gens de la haute comme avec les usuriers. Ballotté par la vie dès son enfance. Père mort jeune et mère étouffante. Marin, aventurier, héros de guerre, espion, acteur, auteur, rebelle, anarchiste, endetté, alcoolique, torturé. Une ribambelle de démons débouchant sur des addictions. Le colosse aux boucles blondes s’est débattu toute son existence avec ses contradictions. Elles l’ont mené à des actions héroïques pendant la Seconde Guerre mondiale, comme à des témoignages de délation pendant la chasse aux sorcières maccarthyste, à un isolement parfois radical, comme à une vie de famille dense avec sept enfants. La culpabilité s’est calmée avec ses réussites littéraires, et son regard sans appel sur sa carrière d’interprète sauve ses passages chez Huston, Kubrick et Altman. Mais il reste perplexe devant la considération cinéphile, notamment française, de Johnny Guitare.
Le livre de Garnier est passionnant. Ultra-documenté, et finement illustré, il suit chronologiquement toute la vie du phénomène, et met en lumière les chemins sinueux de cette traversée hors du commun, au regard de déclarations de Hayden lui-même, de ses proches, collaborateurs, et de nombreuses archives conservées outre-Atlantique. Une synthèse ultra-éclairante.