Que se cache-t-il sous ce titre euphonique, dont la signification – en français : « pizza à la réglisse » – torpille d’emblée tout esprit de sérieux ? Avec sa comédie seventies Licorice Pizza, Paul Thomas Anderson et ses formidables interprètes, Alana Haim et Cooper Hoffman en tête, nous embarquent dans un chassé-croisé amoureux traversé par une énergie juvénile, un vent de liberté et un charme certain, dont on ressort l’âme enjouée.
Le plan-séquence introductif harponne d’emblée l’attention du spectateur par sa virtuosité, la vitalité et l’extrême justesse de jeu de deux nouveaux visages de cinéma : ceux d’Alana Haim (dont la mère fut la professeure de dessin de Paul Thomas Anderson, et qui s’est fait remarquer sur la scène musicale US avec ses sœurs, Este et Danielle, actrices elles aussi dans le film) et de Cooper Hoffman (le fils du regretté Philip Seymour Hoffman). S’y déroulent dans un lycée la rencontre et la première joute verbale entre les deux jeunes héros de cette histoire, Alana Kane, 25 ans, assistante d’un photographe, et Gary Valentine, 15 ans, élève qui, par ailleurs, cherche à percer comme acteur de cinéma. Ces deux-là, nous ne les quitterons plus deux heures et treize minutes durant, pas plus qu’eux ne pourront se passer l’un de l’autre, tout en jouant un jeu de chat et de souris incessant.
Nous sommes dans la vallée de San Fernando en 1973, cette banlieue de Los Angeles chère à Paul Thomas Anderson, qui y a grandi et déjà tourné trois films, Boogie Nights (1997), Magnolia (1999) et Punch-Drunk Love (2002).
Propulsant ses protagonistes à la veille du premier choc pétrolier, sous l’ère Nixon, le réalisateur de Phantom Thread tisse une narration d’une grande fluidité, d’où jaillissent des personnages hauts en couleur – parmi lesquels un patron de café hilarant lorsqu’il prend l’accent japonais pour s’adresser à son épouse nippone en anglais (Greg Goetzman), une directrice de casting cynique et odieuse, incarnée par la géniale Harriet Sansom Harris, ou Jon Peters, le compagnon givré de Barbra Streisand, que joue avec délectation Bradley Cooper, en grande forme. Autant de représentants d’une Amérique perpétuellement menacée par la névrose.
Qu’il soit grave ou léger, Paul Thomas Anderson parvient toujours à bâtir un univers ancré et incarné, vivifiant pour le regard. Que ce soit par sa photographie ultra-sophistiquée, qu’il cosigne avec Michael Bauman, ou par le travail des décors – un pan de mur rose-orangé sur la partie droite d’un plan devient vivant par un subtil jeu de reflets ; un bosquet fleuri apporte un dynamisme et une joie particulière à une séquence de course dans la rue -, les composantes de ses images, comme de sa bande-son (enrichie d’une playlist ébouriffante) sont dotées d’un relief scintillant. Pour autant, la reconstitution des seventies jamais n’impose une imitation servile. Ce qui triomphe dans chaque séance, c’est le naturel des acteurs (qui ne portent aucun maquillage) et leur joie manifeste à incarner, et à dessiner, peut-être, une utopie aux allures de déjà-vu : celle d’un monde où l’insouciance est de mise, où les femmes peuvent se permettre autant d’audace que les hommes, où l’on peut entreprendre au risque de miser sur le mauvais cheval, car on sait qu’on pourra rebondir aisément ; où courir à toute allure dans les rues est la meilleure façon de faire la nique aux jeux du sort. Licorice Pizza n’a rien d’un film nostalgique. Au contraire, cette comédie cadencée donne à voir un monde où la vigueur règne en maître. Libre à nous d’aller boire à cette source aromatisée (la réglisse est connue pour ses propriétés digestives !) et d’en tirer l’énergie nécessaire pour affronter notre monde actuel et ses affres d’ampleur, ici et maintenant.
Anne-Claire Cieutat