Sorti en 1948, Lettre d’une inconnue reçoit un accueil plus que mitigé. C’est pourtant un mélodrame d’une terrible cruauté, un chef-d’œuvre romantique de l’âge d’or hollywoodien et, surtout, une œuvre fascinante, tant par son esthétisme que par sa contribution aux théories féministes.
Lettre d’une inconnue est le second film américain de Max Ophüls avant son retour en France peu après. Il a rejoint le National Film Registry en 1992. L’adaptation de la nouvelle de Stefan Zweig ressort sur les écrans français dans sa version 4K, merveilleusement restaurée par le laboratoire Technicolor pour l’image et Chace Audio by Deluxe pour le son, à partir du négatif image original et d’un positif 35 mm, sous la supervision de Paramount Pictures Preservation.
Vienne, 1900. Stefan Brand, vieux beau gosse riche, prévoit de quitter la ville pour éviter une sombre affaire. On devine la menace d’un duel. Son valet lui tend une enveloppe. C’est une lettre. La voix d’une femme résonne d’outre-tombe.
Tout converge autour d’une nuit, terrible et charmante. Le montage de Ted J. Kent, inouï pour l’époque, rend grâce au scénario de Max Ophüls, écrit avec Howard Koch, célèbre pour son adaptation du roman de H. G. Wells, La Guerre des mondes (1898), mise en scène par Orson Welles et diffusée sur la CBS, ainsi que pour son scénario oscarisé de Casablanca ; Koch a souvent confié que son adaptation de Zweig était sa plus grande fierté.
Lettre d’une inconnue déploie, dans un décor volontairement théâtral et à grand renfort de carton-pâte, la passion dévorante et l’égoïsme aveugle. La photographie de l’Autrichien Franz Planer reconstitue et restitue admirablement la poésie de Vienne. La scène dans le tram est charmante. La direction d’acteurs, à double tranchant, est impeccable. Mais ce qui fait de ce film un chef-d’œuvre à voir et revoir, c’est l’immense mobilité de la caméra. Obsédé par le mouvement, vif comme un cœur qui bat, Max Ophüls est précurseur à de nombreux égards.
Lettre d’une inconnue, classé romance/mélodrame, n’est pas un film d’amour, non. C’est un film sur l’amour, sur la folie qu’il inspire, sur l’absence d’amour et le vide abyssal qu’elle provoque. C’est aussi un film d’une vertigineuse beauté, habillée par une immense mélancolie musicale, qui n’annonce que danger et cruauté. La musique, somptueuse, de l’incroyablement prolifique compositeur Daniele Amfitheatrof, invoque à elle seule une époque perdue.
Ophüls a eu le don, à travers sa carrière, d’explorer le monde à travers le regard des femmes – incandescent, adolescent, mature, complexe. Il est sans doute l’un des rares réalisateurs à avoir assumé ce fameux « female gaze » qui a tant manqué pendant des décennies. Lettre d’une inconnue, dans ses versions écrite et filmique, apparaît d’ailleurs dans de nombreux travaux académiques de théoriciennes féministes, sans doute parce qu’il existe « quelque chose qu’on appelle l’honneur et la décence. »
Mary Noelle Dana