Nourri d’une tension de chaque instant, Les Poings desserrés obsède par sa force, et révèle une réalisatrice ultradouée : Kira Kovalenko. Avec, à la clé, le prix Un Certain Regard à Cannes en 2021.
Le cinéma russe illustre depuis toujours la caractéristique spirituelle attachée à cette nation : la nécessité de la souffrance. Combien d’œuvres, depuis les sommets de la littérature de ce pays immense, ont marqué par leur tonalité dense, sombre et torturée ? Les jeunes générations de cinéastes ne dérogent pas à la règle, et en voici une nouvelle expression avec une jeune réalisatrice impressionnante, Kira Kovalenko. Après le méconnu Sofichka, son second long-métrage s’avère le premier à sortir à l’international. Les Poings desserrés est le portrait puissant d’une jeune fille, Ada, seul élément féminin d’une famille d’hommes, qui l’enserrent jusqu’à l’étouffement. Cette héroïne résiste et serre ses poings, comme l’avance le titre, pour mieux supporter ceux qui tentent de la retenir sans discontinuer, à commencer par son père-ogre, véritable control freak. Andreï Zvyaguintsev avait nommé l’un de ses derniers opus Faute d’amour, parabole abyssale sur une béance. Ici, la protagoniste est enchaînée par un trop-plein d’amour, dont elle doit s’extirper pour pouvoir desserrer ses poings, justement.
Ces quelques jours dans la vie d’Ada restent longtemps en mémoire après leur visionnage. Car la caméra fait corps avec elle, au plus près de son regard, de son visage et de son corps emmitouflé dans des couches de vêtements. Ces épaisseurs séparent sa peau du reste du monde, pour mieux la préserver, la protéger, elle, meurtrie dans son âme et dans sa chair. Mais le film est aussi le trajet vers une ouverture, via la lutte de ce personnage avec son entourage, avec elle-même, avec son pays, pour s’affranchir et expérimenter ses désirs. C’est l’histoire d’un parcours houleux et douloureux, mais nécessaire, et tellement vivant. Avec ses nombreuses taches de couleurs vives, disséminées dans les textiles et les accessoires, la fiction contrecarre l’ambiance située dans une ancienne ville minière d’Ossétie du Nord, dans le Caucase du Nord. La petite cité impersonnelle est enclavée au pied des montagnes, entre façades trouées d’impacts de tirs, barres d’immeubles, tunnels, bitume et poussière. Le magma géopolitique transpire par les mutilations passées, les lancers d’explosifs, l’évocation de la Tchétchénie voisine et le drapeau nord-ossète brandi à la fin.
Avec son regard perçant, qui fend la violence sourde et se fait parfois mutin, l’apprentie actrice Milana Agourazova tient la dragée haute à son personnage et à ses partenaires. Elle réussit une incarnation tout en intensité et en impétuosité, dans l’empêchement comme dans l’extériorisation par le corps. Passée par les cours d’Alexandre Sokourov, et complice à la ville de Kantemir Balagov, lui aussi révélé par des œuvres à haute tension (Tesnota, Une grande fille), Kira Kovalenko sait la force de la mise en scène. La gestion de l’espace – de la promiscuité des intérieurs aux échappées à l’air libre -, et la science du cadre et de la scénographie dans le plan débouchent sur un long-métrage à la puissance névralgique. Les séquences imprègnent l’esprit, d’un jeu de découverte physique en mêlées familiales organiques, d’exhibition de pathologie en courses-poursuites nerveuses. Il y a de la douleur dans cette chronique venue de l’Est, mais aussi une pulsion vitale démente.