Deux jeunes femmes provocatrices racontent un pays en crise dans une création visuelle pétillante.
Ce grand film réalisé en 1966 par Vera Chytilova (représentante de la Nouvelle Vague tchèque, avec Milos Forman et Ivan Passer, morte en mars 2014) annonce le printemps de Prague deux ans plus tard. L’importance des Petites Marguerites est donc d’abord historique. Cette œuvre foisonnante raconte une génération désabusée à travers le quotidien de deux filles, Marie 1 et Marie 2 (interprétées par Jitka Cerhová et Ivana Karbanová, qui n’avaient aucune expérience d’actrice) exprimant avec ferveur leur soif de liberté et leur refus du patriarcat. Cela passe par la provocation (inviter au restaurant des hommes d’âge mûr avant de les repousser), le jeu (discuter en bikini dans des positions acrobatiques, déclencher une bataille de pâtisseries, découper vigoureusement avec des ciseaux des objets phalliques), et l’autodestruction (surconsommer de la nourriture). En semant le désordre autour d’elles, leurs actions ainsi accumulées sur un rythme digne d’un slapstick finissent par ne plus avoir de sens. On touche à l’absurde. Puis vient leur repentance. Elles tentent de recoller chaque morceau de leurs faits d’armes, rendant la situation encore plus ubuesque.
Au-delà de la réflexion sur l’anticonformisme, la vanité de l’existence, les excès de la consommation, et les limites de l’engagement, le film relate les paradoxes d’une société jugée violente et léthargique. Ces jeunes filles nihilistes s’ennuient, mais refusent d’appartenir à une jeunesse passive, invisible et ignorée. Avec leur tempérament à la fois joyeux et tourmenté, elles se donnent en spectacle. Le film devient un objet délirant et passionnant, sans ligne narrative claire, ni explications psychologiques. L’image quitte toute cohérence (y compris celle des lois de la gravité) pour atteindre le domaine de la pure poésie.
L’importance des Petites Marguerites est aussi plastique. Le travail pictural et photographique emprunte autant au surréalisme, au dadaïsme, au cubisme qu’au pop art. Des séquences animées abstraites en papier découpé viennent transfigurer la réalité des jeunes filles, comme Alice transportée dans des mondes merveilleux abondant de beauté. Des images nous hantent pour toujours, tel cet arbre rempli de fruits aux couleurs chatoyantes, ou ces baignoires débordant de lait. Entre camouflage et déguisement, les deux Marie s’amusent à se maquiller, à faire des grimaces, à s‘entartrer, à danser un fox-trot dans un club, tandis que la mise en scène psychédélique se construit sur du collage, de la décoloration (certaines images basculent en noir et blanc, ou sont altérées par des filtres de couleur), de la fragmentation (la mutilation de corps découpés).
Vera Chytilova convoque différentes cinématographies, aussi bien le comique anarchique des Marx Brothers que la fronde d’un Jean-Luc Godard (on pense à Pierrot le Fou réalisé un an plus tôt, à son montage arbitraire). Plus tard, la boulimie chez un Marco Ferreri (La Grande Bouffe) ou le rapport au jeu d’un Jacques Rivette (Céline et Julie vont en bateau) n’y seront pas étrangers. Aujourd’hui, Bertrand Mandico (Les Garçons sauvages) pourrait revendiquer cette filiation.
La cinéaste aime l’improvisation de ses acteurs non professionnels, la dimension de conte, l’insouciance propre à l’enfance. Son film demeure ludique, ce qui contribue à sa subversion. Il ne cherche pas à se définir dans un camp. Son aspect humoristique participe à son nihilisme. Refusant l’appartenance à toute communauté, les deux personnages sont les porte-voix d’une réalisatrice qui se revendiquait comme une féministe libertaire. Cette œuvre fougueuse restera unique en son genre. Cinquante-six ans plus tard, elle garde tout son pouvoir de sidération.
Benoit Basirico