À l’heure où l’Europe évoque la construction de murs pour protéger ses frontières, ce documentaire de Dominique Choisy interpelle les consciences en donnant la parole à Taj, un jeune Afghan ayant fui son pays. Une œuvre magnifique, car profondément humaine.
Le documentaire débute avec Tajamul, d’origine afghane, vingt et un ans, insouciant, qui interroge son père en voiture sur les impôts et la redevance audiovisuelle française qu’il découvre. Beau, avenant, souriant, parlant un français impeccable, il dégage une énergie positive qui n’indique en rien un parcours dramatique et douloureux. Séquence suivante : Taj retrouve trois femmes qu’il n’a pas vues depuis longtemps et avec lesquelles il évoque son passé : Taj a fui l’Afghanistan à quatorze ans, il est arrivé dans l’Hexagone, affamé, les pieds tuméfiés, à la suite d’une longue marche, terrible et cruelle. En face de lui aujourd’hui, ces femmes issues d’une association d’Amiens ont été ses anges gardiens. Elles ont recueilli et soigné l’enfant épuisé qu’il était, bredouillant quelques bribes d’anglais…
Adopté en France par Dominique Choisy, réalisateur de ce documentaire, Taj possède aujourd’hui un passeport français. Des papiers comme un droit à vivre en paix six ans après son arrivée. L’adolescent est devenu un homme et il a convaincu son père adoptif de prendre la caméra, pour le regarder et l’écouter se confier à lui. Il veut transmettre sa vérité au plus grand nombre face aux images d’actualités à la télévision qui, sous couvert de chiffres, banalisent la mort de migrants : « C’est pas 175 migrants, c’est un homme, plus une femme, plus un enfant, plus une vie, plus une danse, plus un sourire, plus une larme… Putain, c’est des humains, c’est pas des chiffres ! », peut-on lire dans le dossier de presse. « En fait, pour 90 % des réfugiés (…) qui traversent tous ces pays-là pour arriver en France, en Allemagne, n’importe où, raconter leur histoire, c’est honteux… ». Le jeune Afghan conclut : « Personne ne peut comprendre ce que nous sommes si on ne le raconte pas nous-mêmes, si on ne le partage pas avec les autres… ». Parallèlement, à l’élan intime de son fils d’expliquer ce qu’« être déraciné » veut dire, Dominique Choisy (Confort moderne, Ma vie avec James Dean) cherche le dispositif le plus adapté. Il se rend compte que Taj, par sa spontanéité, sa générosité et son humour, doit endosser le rôle d’un guide pour « montrer » concrètement, sur le terrain, les étapes de son périple passé.
Partant d’Amiens jusqu’à Kaboul, le spectateur est ainsi embarqué dans un voyage à l’envers, une visite follement vivante, tant Taj est de chaque plan, dans une intention bienveillante. On ne se doute pas combien l’expérience est aussi cathartique. Embarqué dans ce road trip à rebours, Taj parle des pays, des villes qu’il a traversés. Il retrouve et commente les lieux de ses galères, ces parcs, ces toits de pissotières, ces poubelles, ces bords de plages où il a vécu, mangé, dormi. Il nous fait part de l’ensemble de ces petits « trucs » qu’il a utilisés comme nombre de ses congénères malheureux, pour éviter la violence, la faim, pour avancer, fuir, survivre. Toujours avec le sourire, à mesure que notre cœur se serre et que la consternation nous gagne, Taj nous tient solidement la main. Premier spectateur, le réalisateur assiste à des moments rares et inoubliables où Taj libère sa parole : sous influence des souvenirs et des endroits revisités, le jeune homme raconte dans les moindres détails des scènes touchantes, dont certaines, monstrueuses, sont révélatrices de l’indifférence des hommes ou de leur inhumanité. Taj brise la loi du silence. Pour aller plus loin encore, au hasard de la route, il va à la rencontre de semblables, des déshérités comme il l’a été, et récolte leurs témoignages du quotidien. À l’écoute du malheur bouleversant de ces êtres bannis comme des chiens sauvages, Taj et Dominique Choisy touchent au but ultime qu’ils s’étaient fixé avec ce film : nous faire dire au sortir de la salle « alors, c’est donc cela que de partir ».
Olivier Bombarda