Premier long-métrage à la mise en scène dépouillée du Yéménite Amr Gamal, Les Lueurs d’Aden, écrit à partir d’histoires authentiques, est le récit d’un avortement et, en creux, le portrait d’une ville.
Que sait-on du Yémen ? Un pays pauvre et en guerre, qu’on situe vaguement sur une carte, à l’embouchure de la Mer Rouge, au bout de la péninsule d’Arabie. D’Aden, sa capitale, nous parviennent peu d’images et c’est d’autant plus passionnant de la découvrir à travers ce récit naturaliste qui prend place entre le vieux port de la ville et l’hôpital. Dès le premier plan, on ressent la température de la cité. C’est une vaste contre-plongée sur un parking de taxicos, ces minibus de marques asiatiques qui pullulent dans toutes les villes pauvres, symptômes de services publics absents ou défaillants. Puis on découvre le quotidien d’un couple frappé indirectement par la guerre civile, les coupures d’électricité et l’eau rationnée. Lui, Ahmed, était journaliste à la télévision d’État, mais l’État ne paie plus, le voilà chauffeur de taxi à défaut d’autre chose. Elle, Isra’a, s’occupe des enfants, déjà trop nombreux. Lorsqu’elle tombe à nouveau enceinte, pas question pour le couple d’envisager une nouvelle bouche à nourrir. Mais le Yémen est un pays religieux et l’avortement est interdit.
On a pu voir de nombreux films documentant la difficulté d’avorter dans les pays où la législation ne le permet pas ou le remet en question (le film brésilien Levante, très récemment). Mais il s’agit le plus souvent d’un combat de femmes seules, ou solidaires entre elles. Dans Les Lueurs d’Aden, c’est un combat de couple. Un combat non pas contre un système – ils savent bien qu’ils ne peuvent rien faire – mais simplement pour ne pas avoir à mettre au monde un enfant qui ne pourra survivre que dans la misère et la souffrance. Bien sûr, le chemin est semé d’embûches. Ils auront pourtant face à eux une jeune femme gynécologue, qui plus est amie de la famille. Dans l’œil du spectateur occidental, voilà sans nul doute une alliée. Elle aussi, après tout, a dû se battre pour exercer ce « métier d’homme » dans cette société patriarcale. Pourtant, elle est aussi baignée de la même idéologie que n’importe lequel de ses confrères et voit dans cette demande un grand mal – non pas d’un point de vue légal, mais d’un point de vue moral.
Il ne faut pas grand-chose, à peine une heure trente d’un récit finalement assez simple pour que l’on ait l’impression d’avoir réussi à comprendre quelque chose à la vie dans le Yémen d’aujourd’hui. On doit cela à la mise en scène quasi documentaire d’Amr Gamal, tout en plans fixes, qui ne cherche jamais à sublimer son décor ou à souligner son message. Ce naturalisme convainc aussi par la richesse de ses personnages, jamais caricaturaux ou prétexte à faire avancer le récit. On peut les trouver énervants ou être foncièrement en désaccord avec leur vision du monde et leurs idées, mais on les comprend. On a trop vu, dans des films se déroulant dans le monde arabe, des récits bêtement manichéens (de Papicha à Capharnaüm). Plutôt que nous ouvrir sur un ailleurs, ces films dépeignent sans tenter de la comprendre une société déréglée, presque sauvage, comme pour conforter l’imaginaire xénophobe qui en Europe fait recette. Bien sûr, il ne fait pas bon vivre à Aden, et la misère va de pair avec l’injustice sociale. Mais Amr Gamal ne regarde pas sa ville comme un décor de cinéma, mais comme un lieu où des êtres humains tentent, comme ils le peuvent, de vivre.