Fidèle au style de ses courts-métrages, Aude Léa Rapin réalise son premier long, Les héros ne meurent jamais, enquête aussi étrange que fictive en Bosnie, territoire toujours meurtri par le génocide. Avec, en tête d’affiche, Adèle Haenel et Jonathan Couzinié.
Dans un appartement parisien, face à la caméra de son amie Alice (Adèle Haenel), Joachim (Jonathan Couzinié) est affolé, racontant l’histoire invraisemblable qui vient de lui arriver ; un passant croisé dans une rue a reconnu en lui un soldat mort en Bosnie. Le plus troublant : la date du décès de ce dernier et celle de la naissance de Joachim sont les mêmes. Alice décide dès lors de faire un film pour aider Joachim à mener l’enquête. Avec Virginie (Antonia Buresi), preneuse de son et Paul (Paul Guilhaume), chef-opérateur, ils partent pour Sarajevo…
Les héros ne meurent jamais de Aude Léa Rapin est à mi-chemin entre la fiction et le documentaire. Son premier essai, Nino’s Place, primé au Festival des Droits Humains de Genève (2010), racontait l’histoire d’une femme de Srebrenica recherchant son fils, Nino, tué pendant le génocide. Par le biais d’une carte postale anonyme que la mère lui confiait, la jeune réalisatrice entreprenait de retrouver le corps du jeune homme. Marquée par cette expérience sur le deuil et la mort, travaillant depuis des années avec des Bosniaques et des Serbes dans le domaine de l’art, expliquant avoir intensément suivi, enfant, grâce à la télévision, ce conflit si proche (« à deux heures d’avion de Paris ! »), Aude Léa Rapin est habitée par son sujet depuis longtemps.
Dans Les héros ne meurent jamais, les images de la Bosnie sont impressionnantes ; les stigmates de la guerre, que l’on croyait appartenir au passé, sont toujours prégnants en 2018. Les décors de HLM pilonnés, ravagés par les balles et les obus, trouvent des échos douloureux dans les visages des habitants, que la réalisatrice filme enterrant leurs morts lors de la cérémonie du 11 juillet à Srebrenica, dans le cimetière du génocide. C’est là que le souvenir des combats forge chaque année, depuis 1995, une réalité abrupte et cruelle. C’est ce moment déchirant que voulait tourner sans attendre Aude Léa Rapin. Elle s’inscrit ainsi dans les mêmes conditions de production que celles de ses projets antérieurs (avec le toujours fidèle Jonathan Couzinié) sur un scénario très ténu, presque un prétexte. Les producteurs du film (Sylvie Pialat et Benoît Quainon, des Films du Worso) en ont accepté le principe pour un budget modeste, l’urgence commandait de ne pas attendre les financements et commencer à tourner rapidement.
Si le fil rouge d’une prétendue réincarnation de Joachim peut agacer au départ, car surjoué, il laisse rapidement place à une forme de sidération lorsque nos héros sont sur le terrain, le réel prenant la main. Aude Léa Rapin capte ainsi la confrontation de Bosniaques et Serbes, témoins du chaos, avec ces jeunes Parisiens si naïfs, Alice et Joachim en tête. L’aisance naturelle de ces derniers, leurs crâneries et fanfaronnades des premiers temps, s’effacent lentement au profit d’une prise de conscience, celle d’un échec cuisant, à l’image du conflit bosniaque incarnant la débâcle collective européenne, toujours prête à resurgir. Et lorsque l’humour survient, il est souvent fortuit ou se love dans les failles d’une réaction de survie permettant d’endurer ce voyage au bout de l’enfer. Au gré des rencontres des protagonistes, la réalisatrice utilise deux grandes comédiennes de théâtre autochtones (Hasija Borić et Vesna Stilinović) interprétant des femmes esseulées mais dignes, irréductibles. Elles procurent les moments d’émotion les plus sensibles du film. Aude Léa Rapin confie enfin à Adèle Haenel (parfaite) un monologue important et bouillonnant, parachevant cette œuvre simple, souvent âpre, parfois bancale, mais laissant un souvenir vif et de grande justesse.