Cette première mini-série de l’auteur du Temps de l’aventure développe, avec précision, mélancolie et émotion, un drame ordinaire vu à travers les yeux d’un enfant sous un soleil de plomb. Une réussite.
On aime le cinéma de Jérôme Bonnell depuis Le Chignon d’Olga, son premier long-métrage, jusqu’à Chère Léa sorti en fin d’année 2021, en passant par Le Temps de l’aventure avec déjà Emmanuelle Devos. Sur trois épisodes de 52 minutes, cette mini-série, d’abord envisagée comme un film qui n’a jamais pu se faire, navigue entre deux caps : un polar, dont on veut connaître la résolution, et une chronique tissée de douceur et de cruauté mêlées. Délicieuse, intelligente, passionnante, la série prend son temps pour parler d’aujourd’hui, à contre-courant des parisianismes. Nous sommes en plein mois d’août dans un petit village de Touraine, où les fermes sont en train d’être liquidées, où l’unique usine va fermer et où tout le monde connaît tout le monde avec amitiés, amours et aussi reproches éternels et préjudices anciens.
Il y a d’abord une femme, Ève, qui tombe de son échelle en cueillant des prunes, puis un jeune homme, Mounir, qui passait par là et descend de son vélo pour venir la secourir. De fil en aiguille et de massage de pied en conversation, elle apprend qu’il travaille gratuitement en étant seulement logé et nourri à la ferme d’à côté. Au même moment, un jeune couple accueille un enfant dont la mère est à l’hôpital. Le petit garçon, Jules, pose ses grands yeux verts sur tout ce petit monde qu’il découvre. Il regarde et entend tout, comprend peu à peu ces choses étranges que font les adultes parfois : mentir en souriant, détester sa mère, avoir du mal à aimer sa femme, ne pas se remettre de la mort d’un père, être attirée par un autre que son mari, être une mère née ou, au contraire, une mauvaise mère… À quelques jours de là, Ève découvre que Mounir a disparu et lance le branle-bas de combat : elle prévient les gendarmes, trouve écho chez une jeune garde-champêtre, agace de plus belle sa fille Lucille — qui déjà ne lui parlait plus — et complique encore toutes les relations dans le village…
Superbement écrit, avec cette délicatesse chère à Jérôme Bonnell, le scénario distille de tout petits détails évoquant mine de rien les sentiments – la peur, l’amour naissant, la solitude, la jalousie, le désarroi – et fait avancer le récit sans forcer, sans appuyer… La mise en scène prend son temps sans nous ennuyer jamais. Il y a un sens du rythme lent, une science du passage d’un personnage à un autre, une langueur délicate dans la contemplation des hommes, qui se débattent avec leurs démons (ou ceux des autres), et de la nature, qui s’ébroue sous un soleil de plomb.
On ne perd presque jamais le point de vue de l’enfant, qui est le plus souvent notre guide dans cette histoire, somme toute assez classique, de mensonges et de trahisons, d’inimitiés de voisinage, d’adultères, mais comme on les regarde à travers les yeux de Jules, qui les découvre, la mise en scène renouvelle notre point de vue. Tout cela est vieux comme l’antique et, en même temps, tout neuf. Par exemple, lorsque Jules s’accroche à la taille de Lucille sur le vélo et ferme les yeux de bonheur : on sait, on sent qu’on a déjà vu cette scène où un jeune garçon ressent, pour une fille trop grande pour lui, ses premiers émois amoureux sans bien les appréhender. On se dit qu’on a déjà vu cent fois, mille fois, cette scène. Et pourtant, il y a le vent et la vitesse, la couleur de la robe, le grain de la peau. Il y a la lumière du chef-opérateur Pascal Lagriffoul, collaborateur attitré de Bonnell, et puis aussi la magnifique musique de David Sztanke. Et cette scène devient magique, on est avec l’enfant, on serre un peu plus fort la taille de Lucille et on a envie que cet instant ne s’arrête jamais.
Car il faut dire aussi que, comme toujours chez Jérôme Bonnell, le casting est plus que parfait. Le réalisateur sait comme personne s’entourer d’actrices et d’acteurs singuliers (qu’on se souvienne de Florence Loiret-Caille, Nathalie Boutefeu ou Grégory Gadebois dès son premier film, il y a vingt ans), il retrouve ici certains de ses acteurs fétiches comme Emmanuelle Devos, il nous offre le couple Lucille/Glenn formé par les toujours joliment décalés Louise Chevillotte et Jonathan Couzinié, mais aussi l’épatante India Hair en garde-champêtre. Et puis il y a, de chaque plan ou presque, le si beau visage de Jules interprété avec une évidence butée par le petit Antonin Chaussoy, une présence-absence – il est bel et bien là, mais ne parle presque pas – qui irradie la série, participe à son ton doux-amer de lumineuse chronique menaçant de devenir tragédie. Au détour d’un carrefour, de l’autre côté d’un champ ou dans une fête foraine.
Les Hautes Herbes n’est pas un film qui s’étirerait sur près de trois heures, c’est bel et bien une série, courte, qui, à chaque fin d’épisode, redistribue les cartes, nous dirige vers le suivant. Parce que ces gens, qu’ils soient sympathiques ou antipathiques, ces femmes et ces hommes qui nous ressemblent, même s’ils ne ressemblent qu’à eux-mêmes, sont entrés dans notre tête et notre cœur. Parce que cette histoire parle aussi de filiation et d’adoption spontanée, avec une grâce infinie, une mélancolie joyeuse. Bref, un autre ton.