Le cinéaste chinois Jia Zhang-ke scrute depuis toujours les profonds changements de son pays et comment ils affectent hommes et femmes ordinaires. Dans ce sublime polar noir traversé de mélo, trône en majesté la très grande Zhao Tao.
La voix d’un bonimenteur annonce qu’en ce jour de 2001, le spectacle qui va être montré restera dans les mémoires. Sur la scène du cabaret plein à craquer, un artiste soulève une bicyclette avec les dents. Une jeune femme à frange le contemple un instant avant de se diriger, derrière une porte, dans une arrière-salle de jeu enfumée. « Voici Qiao ! », l’apostrophe un type qui lui envoie un baiser. En réponse, elle lui assène un grand coup de poing dans le dos, et frappe de même deux autres outrecuidants, avant de s’asseoir auprès de celui, remarque l’un des hommes auquel elle n’a infligé aucun sévice, celui qu’il appelle Bin. Elle ôte la cigarette de la bouche de Bin et la porte à ses lèvres, observe un temps les tuiles de Mah-jong sur la table, puis se penche vers lui et le mord à l’épaule.
C’est la deuxième séquence des Éternels et elle installe immédiatement, au milieu d’un monde d’hommes, cette femme décidée, volontaire, et qui sait prendre sa place et se faire respecter. Nous sommes à Datong, petite ville de la province du Shanxi au Nord-Est de la Chine. Qiao est l’amoureuse de Bin, caïd local et chef de bande. Elle est à ses côtés, toujours, plus qu’une compagne, un bras droit, une alliée. Elle veille sur lui, le défend bec et ongles. Elle jure « loyauté et droiture » au même titre que les membres du gang, mais, elle le dit et le répète, elle ne fait « pas partie de la pègre ». Le jour où Bin lui met un pistolet entre les mains et lui apprend à tirer, il lui répond : « Maintenant, si ! ». Et le soir où, pour lui sauver la vie, elle fait fuir une meute d’assaillants en tirant en l’air, elle passe vraiment de l’autre côté. Et se laisse emprisonner cinq années durant, car elle refuse de le dénoncer. Loyauté et droiture…
Comme tous les films de Jia Zhang-ke, Les Éternels porte les stigmates des transformations de la Chine au fil des ans. Ici, de 2001 aux premiers jours de 2018, mines du Shanxi qui ferment, délocalisation des habitants aux alentours du Barrage des Trois Gorges au bord du fleuve Yang-Tsé, construction de centrales électriques… Comme dans toutes ses fictions depuis Xiao Wu, artisan pickpocket, ces transformations affectent et modifient les hommes et femmes qui y vivent… d’expédients, la plupart du temps. Pas par choix, mais par nécessité.
Les Éternels est le portrait magnifique et complexe d’une femme, portée, comme toutes les héroïnes de Jia Zhang-ke depuis Platform, par Zhao Tao. Actrice immense, âme versatile dont le visage rayonne et le corps vibre. Et qui n’est jamais si bouleversante que lorsqu’elle semble impassible. Face à elle, Liao Fan (Black Coal de Diao Yi’nan, 2014), impeccable, est le roc qui vacille. Car Les Éternels est aussi l’histoire d’un amour absolu d’abord partagé, puis unilatéral. Et qui change de camp. Comme Bin et Qiao entrent et sortent de la pègre. Ces vases communicants, ces disharmonies sont autant d’éléments romanesques que le film, d’abord polar noir et rythmé, intègre peu à peu dans un élan fluide vers le mélodrame. Les couleurs à l’image font le chemin inverse. Chatoyantes au début (on danse sur YMCA sous les spots et des papillons multicolores ornent les tenues de Qiao), les teintes virent au beige dans la deuxième partie, au noir dans la troisième. La mise en scène est faite de ce mouvement de balancier perpétuel. À coup d’ellipses élégantes, le temps passe sur les êtres. Et quand la fin est proche, la loyauté a pris du plomb dans l’aile. Et si la droiture est maintenue, c’est le corps brisé et le cœur en lambeaux.