Dans cette comédie drôlissime et lucide, Bruno Podalydès transforme une start-up hyperconnectée en petit théâtre de l’absurde, et raconte, en un savant dosage de dénonciation inquiète et de poésie réparatrice, les aberrations du monde du travail aujourd’hui.
Ce film, sorti en salle en juin dernier, est désormais disponible en VOD et DVD. Sur ce dernier, il accompagné d’une galerie de photos de tournage, où la complicité entre chaque membre de son équipe se fait sentir.
Nous avions quitté Bruno Podalydès en 2018 avec Bécassine !, ode à la bonté, au bon sens et au génie pragmatique, qui, sous ses allures rétro, donnait à voir un monde menacé par l’effritement, qu’un cœur simple parvenait à maintenir debout.
Nous le retrouvons les deux pieds ancrés dans un univers ultra-contemporain aux reflets (à peine) futuristes, où les drones sillonnent les villes et les voitures roulent sans chauffeur, et où chacun et chacune semblent vivre sous haute tension.
Les 2 Alfred propulse ses personnages entre les murs d’une start-up, « The Box », où l’on parle un métalangage nourri d’anglicismes et d’acronymes compulsifs, où la technologie a fait fondre les frontières du jour et de la nuit, et où, surtout, il est formellement interdit d’avoir des enfants sous peine de licenciement. Alexandre (génial Denis Podalydès), quinqua au chômage prêt à tout pour regagner la confiance de sa femme après une sortie de route conjugale, entend « faire reset » et s’adapter aux codes de cette petite entreprise, où chaque employé flirte avec le burn-out sous la houlette d’un manager aux grands yeux couleur ciel (l’épatant magicien Yann Frisch). Mais voilà, Alexandre a deux enfants, sa femme est en mission dans un sous-marin (motif relié aux profondeurs dissimulées, déjà présent dans Liberté Oléron sous forme de jouet…) : il lui faut composer avec sa cheffe en surchauffe (Sandrine Kiberlain, Rolls d’actrice) et se transformer en roi du camouflage. Sur ce fil fragile, il sera épaulé par un électron libre, Arcimboldo, « entrepreneur de lui-même », tendre débrouillard qui sait aussi jouer des coudes de manière musclée lorsqu’il s’agit de défendre son gagne-pain.
« Hommes épuisés »
Les 2 Alfred tisse un lien souterrain avec Bancs publics (2009), qui débutait son récit au sein d’une entreprise plus détendue, où les employés avaient le loisir de regarder par la fenêtre et s’inquiéter du désespoir supposé d’un voisin, dont la banderole affichait les mots « Homme seul » (la comédienne Géraldine Fréry, qui y tenait un petit rôle aux côtés de Benoît Poelvoorde, figure sur le banc d’un parc dans Les 2 Alfred et crée par sa présence discrète un menu portail entre ces films). Sous le vernis d’un humour irrésistible – les trouvailles affluent dans ce film, comme toujours chez son auteur, et certaines sont désopilantes -, Les 2 Alfred décrit une société d’une absolue violence, où l’on a perdu le nord et où tout le monde marche sur la tête. En témoignent ces chauffeurs de taxi uberisés qui s’effondrent de fatigue au volant et ces livreurs au bord de l’apoplexie après une course effrénée. Ces figures familières à nos quotidiens d’aujourd’hui traversent les séquences de ce film, et brandissent d’invisibles banderoles « Hommes épuisés », qu’il ne tient qu’à nous de savoir discerner.
Si l’on rit beaucoup devant cette comédie écrite et réalisée avec un sens du détail délectable, on y est aussi ému au sens étymologique, soit « mis en mouvement ». Dans la plupart des séquences tournées dans les décors végétalisés de « The Box », une vaste place est faite au spectateur, invité ainsi à naviguer visuellement à sa guise dans les cadres. Il y a quelque chose du geste politique dans la manière même dont est pensée cette mise en espace aérée, qui incite à entrer dans la danse du film et à prendre part à la réflexion inquiète qui le sous-tend.
Cette aération, qui se fait aussi sentir dans le montage – vif et tranquille à la fois – laisse de la place à nos vagabondages. Or, c’est précisément ce qui menace de disparaître dans cette start-up où les enfants sont proscrits. Interdire les enfants ne revient-il pas à nier l’enfance en chacun de nous, à torpiller la rêverie et l’imaginaire, nécessaires à l’épanouissement de chacun ? N’est-ce pas aussi une façon de nier le futur, d’arrêter le temps ici et maintenant, et de ne pas se soucier de l’après ?
Force de la jeunesse, puissance de l’entraide
Si le film attire notre attention sur ces dangers latents, il sait aussi proposer une alternative et clame sa confiance dans la nouvelle génération et dans la puissance de l’entraide. Grâce au personnage de Suzie, qu’incarne la jeune actrice Luàna Bajrami (à l’affiche le 23 juin dans le très sensible Ibrahim de Samir Guesmi) avec un aplomb et un charisme étonnants, une résolution fait souffler un vent d’optimisme. Car si Les 2 Alfred met en lumière les aberrations du monde du travail et de nos sociétés hyperconnectées, il sait aussi les transformer positivement à la manière d’un processus alchimique : ce sont, du côté des objets – qui tous se détraquent, comme s’ils se rebellaient eux aussi -, ces drones détournés en pigeons voyageurs, qui trouvent ainsi leur poésie propre ; et du côté des humains, la force de conviction et le bon sens de Suzie ou les petits arrangements orchestrés par Arcimboldo, où se troque un savoir-faire technique contre des cours de claquettes, par exemple.
Si ce personnage, qu’incarne le réalisateur lui-même, dit porter ce surnom du fait de son grand nez, n’oublions pas que ce peintre célèbre pour ses silhouettes composées de fruits et légumes était aussi connu pour son esprit inventif et son double langage invitant au mouvement, à un dialogue vivant avec l’image (ce « rhétoriqueur et magicien », « animé d’une énergie de déplacement », comme le caractérise Roland Barthes dans L’Obvie et l’obtus, était mandaté pour organiser les fêtes des Habsbourg). L’ingénieux Arcimboldo du film intervient dans la vie d’Alexandre comme un facilitateur d’existence et occupe, seul, le dernier plan du film, qu’il quitte, en route vers l’horizon, à la manière de Charlot à la fin des Temps modernes, empli de joie – tandis qu’apparaît pour la première fois dans le cinéma de Bruno Podalydès le mot « FIN » au centre de l’écran. Au préalable, il aura marié sa voix à celle d’Alexandre, dans l’une des plus belles séquences du film, qui place côte à côte les deux frères Podalydès sur un lit d’enfant et fait entendre leurs échanges murmurés, tendres et complices. Une force rédemptrice émane de ce personnage, pendant positif et généreux de ceux, perturbateurs, de Michel Simon dans Boudu sauvé des eaux de Jean Renoir ou Terence Stamp dans Théorème de Pier Paolo Pasolini. Il ne faut jamais oublier que Bruno Podalydès est aussi un magicien, et que la magie a ceci de vertueux qu’elle fait croire au merveilleux.