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Durant la guerre de Sécession, une compagnie de militaires explore une région restée vierge. Les plus jeunes sont portés en chemin par l’expérience des plus aguerris. Film d’une grande exigence revisitant le western, ce voyage initiatique propose une vision humaniste et philosophique de l’être humain.
Les premières images du film, Les Damnés de Roberto Minervini, dressent un constat réaliste peu traité : hiver 1862, en pleine guerre de Sécession, au milieu d’une troupe de militaires composée d’adultes, dont certains affichent un âge avancé, se trouvent beaucoup de jeunes, des adolescents, marchant la fleur au fusil. Dans ce groupe hétérogène, tout paraît d’emblée singulier, d’une tonalité et d’un rythme inhabituel. L’image du chef-opérateur Carlos Alfonso Corral se focalise, avec un goût prononcé du détail, sur les visages harassés par la guerre et les uniformes des protagonistes, usés, poussiéreux. La netteté systématique des avant-plans opère un contraste fort face à l’absence de profondeur de champ. Le décor paraît ainsi nébuleux, renforçant l’incertitude de marcheurs évoluant dans un monde flottant. Par instants, les paysages immenses et désertiques s’étalent sur l’écran, renouant avec l’idée d’un continent illimité, infini, mais c’est pour mieux revenir à l’observation des hommes en gros plans, leurs attitudes et leurs gestes les plus fugitifs. Des trognes de barbus jouxtent une gueule cassée pour aboutir à la tignasse blonde d’un adolescent, apprenti guerrier, la tête entre les mains. Chaque plan est comme un portrait de photographe attentif et du plus bel effet.
Parallèlement, la parole se fait parcimonieuse, difficile, douloureuse. Les corps sont souvent immobiles, tendus à faire le guet, parfois au repos. Roberto Minervini entend casser à chaque instant les codes du récit héroïque au profit d’une vision du quotidien, âpre et rude. L’ennemi est en premier lieu la nature sauvage environnante, les routes de terres arides, les roches coupantes, le froid qui abîme les corps. Et puis, soudain, ce sont des tirs venus de nulle part qu’il faut éviter et auxquels il faut répondre dans la précipitation. Ces scènes de lutte par feux interposés ont l’allure d’un reportage de guerre en caméra subjective. Le spectateur y est immergé, lui-même assailli par surprise. Il en ressent intimement les soubresauts, l’angoisse et la fièvre dans une approche déconstructiviste du genre, une forme de néo- « western » rarement vu au cinéma : bien loin de l’emphase d’un Sergio Leone, Roberto Minervini traque l’instinct de survie de ces hommes et enfants perdus. Sa mise en scène vise à réhabiliter la réalité, montrer l’absurdité de tirer au hasard sur un ennemi invisible, les symptômes de la peur poussant à sauver sa peau, quitte à se cacher lâchement derrière une souche d’arbre. Le cinéaste filme aussi les silences après le trauma. Et les sanglots de l’un d’entre eux tentant de laver sa chemise maculée de sang persistent en nous, inoubliables. Au plus près des hommes, Roberto Minervini les suit encore dans de rares moments d’intimité, des instants d’échanges où les individus s’encouragent à tenir coûte que coûte dans l’enfer. Il les filme avec délicatesse pratiquant leur foi et saisit également de magnifiques séquences de solidarité entre un soldat se prenant d’affection pour un très jeune garçon, inexpérimenté et isolé. La beauté surgit ainsi de manière constante dans Les Damnés, au gré de ce regard brut, humaniste et proche de la nature, où la valse de flocons de neige inondant un visage offert résonne étrangement, comme un refuge.
Olivier Bombarda