Voici enfin le film définitif sur l’une des figures les plus contestées de l’histoire du cinéma : la cinéaste allemande et propagandiste nazie Leni Riefenstahl.
Riche d’archives intelligemment exposées, Leni Riefenstahl, la lumière et les ombres d’Andres Veiel offre une passionnante matière à réflexion sur le pouvoir des images et la responsabilité de leur auteur.
Peu de films résument aussi bien la section « documentaires de cinéma » du Festival du Film d’Histoire de Pessac, où Leni Riefenstahl, la lumière et les ombres était en compétition mi-novembre. Car peu de figures sont autant au carrefour de l’histoire formelle du cinéma et de la grande histoire que la fameuse réalisatrice du Triomphe de la volonté (1935) et des Dieux du stade (1938). Par essence, aucune filmographie n’a autant questionné la moralité d’une esthétique que celle de cette cinéaste, cheffe d’orchestre de films qui sont à la fois des œuvres à la mise en scène innovante et de terribles instruments de propagande. Parmi les grandes questions qui animent les débats des historiens de cinéma, il y a certainement la suivante : à quel point Leni Riefenstahl avait-elle conscience de l’horreur nazie lorsqu’elle filmait pour le compte d’Hitler et de Goebbels les plus ambitieux documentaires de commande du Troisième Reich ?
Évidemment, le film d’Andres Veiel ne répond pas clairement à la question. Riefenstahl a emporté la réponse dans sa tombe. Mais plus qu’aucun autre documentaire ne l’avait fait jusque-là, Leni Riefenstahl, la lumière et les ombres nous offre la matière pour y réfléchir. Une matière qui provient d’abord essentiellement des très nombreuses archives, souvent inédites, que nous propose le film. Il y a les photographies du visage de Leni, qui a débuté comme actrice, à chaque période de sa vie. Il y a des extraits de films de famille, tournés par son assistant et compagnon, de quarante ans son cadet, Horst Kettner. Et puis, plus étonnant encore, de nombreuses conversations téléphoniques que la réalisatrice a tenues avec des proches, des admirateurs et même d’anciens partenaires artistiques comme l’architecte du Reich Alfred Loos. Car Leni Riefenstahl, persuadée de sa grandeur et soucieuse de laisser une bonne trace dans l’histoire, enregistrait tout, et conservait précieusement ces archives. Comme nous le raconte astucieusement le documentaire, il y a celles qui sont classifiées avec précision et rigueur, dont elle était fière. Et d’autres, plus embarrassantes, davantage cachées, comme ces nombreuses photographies avec le Führer et son Ministre de la Propagande. Mais Andres Veiel ne se contente pas seulement de nous donner à voir ces précieux documents, il met en scène leur méthodologie de conservation, et les questionne en tant qu’archives.
Car Leni Riefenstahl, la lumière et les ombres n’est pas un documentaire classique déroulant la biographie d’une personnalité. Si quelques éléments sont explorés, y compris des affaires intimes et peu connues, d’autres passages sont occultés, et le film ne raconte pas son histoire dans un ordre chronologique. On ne comprend pas exactement, par exemple, dans quelles circonstances la jeune femme parvient à tourner en 1932 son premier film en tant que réalisatrice, La Lumière bleue. Mais peu importe, ce n’est pas le sujet et il y a bien d’autres documentaires plus scolaires ou hagiographiques, dont certains avec la participation de Leni Riefenstahl elle-même (qui a vécu jusqu’à ses 101 ans en 2003), et qui sont cités dans le film de Veiel. On y voit d’ailleurs de nombreux rushes, où l’on découvre son tempérament colérique, mais aussi sa volonté toujours intacte de contrôler son image. Andres Veiel s’attarde aussi sur plusieurs interviews que la cinéaste a données en nombre à partir des années 1970, soucieuse de redorer sa légende. On assiste notamment à une confrontation terrible, comme seule la télévision peut l’imaginer, entre la réalisatrice et une ancienne résistante du même âge. Et avec stupeur, on apprend que Riefenstahl a reçu des centaines de lettres de soutien après cette émission, dont certaines de nostalgiques du Troisième Reich, signe d’un passé pas tout à fait apaisé, même dans la RFA de Willy Brandt.
Alors, que penser de Leni Riefenstahl ? Elle apparaît dans le film d’Andres Veiel autant jeune qu’âgée, puisque le documentaire s’intéresse à son œuvre, mais aussi au travail qu’elle a entrepris sur sa propre mémoire. Peut-on sincèrement croire qu’elle ne « savait pas » pourquoi ses amis juifs ont mystérieusement quitté l’Allemagne dans les années 1930, comme elle le prétend ? Peut-on la croire quand elle affirme avoir revu, bien des années après le tournage de Tiefland, les nombreux figurants roms du film, dont les archives d’Auschwitz attestent pourtant de l’extermination quelques mois après avoir été mis à disposition de la cinéaste ? Et, paradoxalement, difficile de ne pas reconnaître le talent d’une femme à la tête de productions parmi les plus ambitieuses de son temps, qui a su s’imposer dans un monde exclusivement masculin. Difficile de ne pas avoir le vertige devant les plans de plongeurs des Dieux du stade, filmés comme jamais les corps auparavant ne l’avaient été. Jonas Mekas dira en 1974 que tout le monde peut trouver dans Les Dieux du stade ce qu’il y cherche. Mais Leni Riefenstahl, que cherchait-elle ? Peut-être qu’en regardant le film d’Andres Veiel, chacun aura enfin sa réponse.
Pierre Charpilloz