Dans le sillage de Will Hunting de Gus Van Sant, Le Théorème de Marguerite d’Anna Novion dessine la captivante trajectoire d’une chercheuse en mathématiques, géniale, obsessionnelle et franc-tireuse, qu’incarne l’excellente Ella Rumpf.
On avait découvert Anna Novion en 2008 à la Semaine de la Critique à Cannes avec son formidable premier long-métrage Les Grandes Personnes (on rit encore de Jean-Pierre Darroussin et son détecteur de métaux). On l’avait retrouvée en 2013 avec un film mélancolique et touchant, Rendez-vous à Kiruna, puis dans certains épisodes des saisons 4 et 5 de l’addictive série Le Bureau des légendes. Chez cette scénariste et réalisatrice, les personnages opèrent souvent un pas de côté pour mieux se raccorder au monde – c’est cette jeune fille qui s’émancipe progressivement lors d’un périple avec son père sur une île suédoise (Les Grandes Personnes) ou cet architecte qui ne vit que pour son travail et doit se rendre en Laponie reconnaître le corps de son fils (Rendez-vous à Kiruna).
Dans Le Théorème de Marguerite, Anna Novion et son coscénariste Mathieu Robin font dérailler la trajectoire toute tracée d’une élève en mathématiques à l’ENS pour lui permettre de renouer avec son corps et ses sentiments profonds, et faire éclore son talent inné pour sa discipline. Leur récit est réglé comme du papier à musique, avance à juste cadence d’obstacles en épiphanies – avec une touche de sérendipité -, et dessine le portrait d’une surdouée, obsessionnelle, intègre et frondeuse. À la manière de Will Hunting dans le film de Gus van Sant, lui aussi génie des mathématiques, mais totalement inadapté au système, ou Rancho dans le jubilatoire Trois Idiots de Rajkumar Hirani, qui dénonce avec humour et inventivité le fonctionnement inepte de son école d’ingénieurs, Marguerite avance en nage indienne dans un monde dominé par les hommes. Idéalement incarné par Ella Rumpf (révélée dans Grave de Julia Ducournau), qui fait fi de toute séduction, ce personnage hors norme emballe par sa capacité à défier l’autorité lorsqu’elle affronte des situations aberrantes ou iniques. Comme Will ou Rancho, Marguerite favorise le processus cathartique pour le spectateur.
Ce que ce film donne aussi à sentir, c’est le vertige propre à la pratique de l’arithmétique, reliée à la notion d’infini (il est question ici de la conjoncture de Goldbach). L’une des plus belles idées du film – qui parfois manque d’aération dans sa mise en scène, à trop vouloir coller à son personnage – tourne autour de l’usage du décor. Des symboles blancs envahissent progressivement les murs de l’appartement de Marguerite et sa colocataire (jouée par la sensuelle Sonia Bonny), recouverts de peinture noire, les transforment en voûte étoilée et mettent en relief le caractère esthétique et poétique de ce langage fascinant, élaboré pour le film par la mathématicienne Ariane Mézard.
Autre support qui sert de révélateur à Marguerite : le jeu de réflexion et de tactique chinois, le mah-jong, qu’elle apprend à pratiquer pour subvenir à ses besoins et qui constitue une idée de scénario originale.
Il est toujours réjouissant de suivre les tribulations d’outsiders intelligents au cinéma (comme dans le récent et très réussi Chien de la casse de Jean-Baptiste Durand). Des personnages féminins de ce genre sont assez rares, et Marguerite en est un auquel on croit ferme et s’attache vraiment.