Entre thriller, film d’horreur et tragédie grecque, le deuxième long de Xavier Legrand, après Jusqu’à la garde, nous entraîne dans un maelström d’émotions. Terrifiant et fondamental.
Salué aux César 2019, le premier long-métrage de Xavier Legrand, Jusqu’à la garde, disséquait la violence d’un homme envers une femme, l’urgence d’y échapper, de ne pas laisser la justice lui confier le seul enfant du couple. C’était un grand film effrayant et salutaire. Un choc absolu. D’où une attente énorme pour ce deuxième film, après cinq ans de silence.
Le Successeur commence par un prodigieux défilé de haute couture. Des mannequins arpentent une spirale blanche sous l’œil médusé des spectateurs. La musique martèle un rythme envoûtant. Tout nous saisit : les regards fiers des jeunes femmes sublimes, la beauté aérienne des tenues aux couleurs vives, l’admiration du public. L’angoisse du créateur aussi, de noir vêtu, le crâne rasé, et la boule au ventre, qu’il malaxe de sa main baguée. Car Ellias Barnès est le dauphin, celui qui reprend les rênes de la célèbre maison parisienne Orsino après la mort de ce dernier : cette collection est son baptême du feu en tant que directeur artistique.
Tout va bien. Mais quand même, à force de sentir son cœur battre la chamade, Ellias se souvient qu’il a un père et que celui-ci a eu un problème de santé quelque temps auparavant. À l’époque, il n’avait même pas répondu à son e-mail. Mais si ce géniteur avec lequel il est fâché depuis des années lui avait légué une maladie ? La question se pose a fortiori quelques heures plus tard lorsqu’il apprend la mort de celui-ci. En quelques secondes et un coup de fil, nous découvrons que Ellias s’appelait Sébastien, qu’il est né au Québec, où il doit retourner pour régler les affaires de son père. Et que ni sa mère ni son actuel mari, frère du défunt, ne veulent entendre parler de ce dernier. Mort ou vif.
Ce qui, de la tragédie grecque, s’insinue ici est essentiel pour la suite. La rapidité avec laquelle Xavier Legrand change de registre et de genre est fascinante. Sa mise en scène est elliptique, précise, flamboyante. Là où tout réalisateur nous montrerait le personnage dans un avion, il le fait descendre, puis remonter dans une voiture, d’un continent l’autre. Pressé et sans affect, Ellias pense régler la succession en quelques heures et repartir avant l’enterrement. Il croise une agente immobilière, des bénévoles d’association, une ancienne camarade d’école chargée de l’organisation des funérailles, une voisine et un ami de son père. Les premiers balancent les condoléances d’usage quand on ne sait rien ni du décédé ni du survivant ; les deux derniers évoquent un homme doux, cordial, attentionné, que clairement Ellias n’a pas connu. Et lorsque la mécanique se grippe, lorsque le réel tourne au cauchemar (et la fiction au film d’horreur), il devient évident qu’eux non plus ne l’ont pas connu.
Nous sommes dans le point de vue d’Ellias, nous vivons ce qu’il vit. Ce qui le frappe nous frappe, et ses réactions nous heurtent. Comme dans la spirale du début, notre cerveau soudain repasse en des endroits déjà « visités », revoit et comprend. Comment Ellias, d’une phrase, a éliminé une femme encombrante à ses yeux et l’a invisibilisée sur une photo. Comment, imbu de lui-même, célébré dans le monde entier, il ne pense qu’à l’image qu’il renvoie. Comment sa crainte du patrimoine génétique fait écho à son refus de l’héritage sonnant et trébuchant…
Le Successeur, comme Jusqu’à la garde, traite de la violence masculine et du patriarcat. Et aussi de leurs effets sur les générations à suivre. Mais là où, dans le premier, nous pouvions nous identifier à l’enfant, à l’épouse, ici, notre empathie ne va vers personne. De mauvais choix en mauvais choix, Ellias se rapproche de ce père honni et nous éloigne de lui. En revanche, nous ressentons tout : la peur, l’angoisse, le dégoût. C’est terrible, inconfortable, voire désagréable. Mais, de l’interprétation magistrale dominée par Marc-André Grondin et Yves Jacques à la puissance du regard sur cette histoire irregardable, le film subjugue et laisse une trace tenace. Comme la somme de toutes nos peurs.