Est-il possible d’aimer un parent, un enfant, un amant, sans le faire souffrir ? Philippe Garrel aborde une nouvelle fois la question du désir. Il réitère avec un opus qui exacerbe le goût de nos émotions en levant le voile sur la formation de nos peurs et de nos passions.
Entre l’homme et la femme, il y a un monde. Entre l’homme et le monde, il y a un mur, disait Lacan… Il est des fois où ce mur s’escalade et se franchit ; il en est d’autres où le mur prend la figure d’un père en face duquel il faut se mesurer afin de vivre en adulte. Pour Luc, personnage central de ce récit, devenir homme est particulièrement complexe à l’heure de son orientation professionnelle. Sur ce plan, il a décidé de répondre du désir de son père : prolonger sa vocation d’artisan tout en accomplissant ce que celui-ci n’a pas eu la chance de réaliser en simple ébéniste. Il intègre l’École Boulle, alors que son cœur s’ouvre à l’idée de tomber amoureux. C’est son cheminement dans la vie active et l’évolution de la relation à son père, qui déterminera l’allure de ses conquêtes.
Philippe Garrel met en scène trois portraits de femmes très différentes les unes des autres. À son arrivée dans la capitale, Luc découvre une relation qui éclot dans la surprise et la spontanéité, pour devenir principe de connaissance de soi. Il a le sentiment d’être amoureux de Djemila. Il ignore encore ce que cela représente pour lui et pour celle qui lui sourit un peu apeurée ; mais il est lâche, incapable de la rassurer. Il préfère le fantasme à la réalité. Avec Geneviève, l’amour d’enfance qu’il retrouve à son retour chez son père, il explore la dialectique entre le romantisme et la sexualité. Il affronte avec angoisse la transformation de l’amante en future maman, à laquelle il échappe dans un élan morbide. Enfin, dans un sursaut de vitalité orchestré à la façon d’une fuite organisée, il s’investit dans une passion dévorante, qui, malgré les mises en garde de son père, dérive progressivement vers la destruction.
L’image en noir et blanc est pleine de grâce. Son esthétique est parfaitement adaptée au propos qui, avec une simplicité parfois déconcertante, va droit à l’essentiel. Tout au long de ce film aussi intense que minimaliste, Luc nous apparaît comme centré sur des interrogations dont il évite les réponses. Il profite de ses déplacements pour organiser les contretemps, les chassés-croisés et les rendez-vous manqués. Il semble dépourvu de scrupules face à la souffrance de ses conquêtes. Le scénario provient-il d’une vision machiste du « privilège » masculin dans la formation des couples ? Cette lecture reste possible, mais ce serait négliger la façon dont les femmes sont magnifiées et toujours filmées avec passion. Dans un jeu de lumière sublimement maîtrisé, la caméra caresse la beauté des visages et des corps pour exacerber l’inaccessible, qui fait tout le mystère de l’amour et du désir.
Depuis toujours, et récemment La Jalousie (2013), L’Ombre des femmes (2015) et L’Amant d’un jour (2017), le cinéma de Philippe Garrel n’a de cesse de travailler sur le clair-obscur d’une photo cadrée au millimètre. Chacune des séquences dit la complexité sous-jacente aux relations familiales, et l’ambiguïté permanente qui fait le socle de tous les couples. La caméra de Garrel se pose délibérément sur un sujet « divisé » ; la voix off raconte, alors que l’image élabore une énonciation qui laisse parler l’inconscient.
La réalisation d’un film inclut toujours une « adresse ». Dans Le Sel des larmes, il est question d’amour et de transmission. Il va de soi qu’il s’agit aussi d’une déclaration faite à Maurice Garrel. Ode au comédien, et à tous les artistes, qui exercent leur art avec l’humilité et le savoir-faire des artisans d’autrefois.