Avec cette fable réaliste, Ryūsuke Hamaguchi donne à sentir l’équilibre sans cesse menacé de nos écosystèmes et de nos existences, et signe un film sublime, récompensé du Lion d’argent à Venise.
Le film s’ouvre sur un long plan-séquence hypnotique, un travelling en contre-plongée qui dévoile le ciel à travers les arbres austères d’une forêt nippone. Le générique passé, un plan fixe sur une petite fille qui lève la tête rompt la rêverie que cette séquence inaugurale pourrait favoriser. De la même manière, et à plusieurs reprises, les amples plages musicales d’Eiko Ishibashi stoppent net leur phrasé pour faire jaillir les sons de la vie, bruits de pas dans la neige ou de feuillage dans le vent. Tout le mouvement du nouveau long-métrage de Ryūsuke Hamaguchi s’articule ainsi autour de points de rupture, dans un mélange de douceur et de brutalité, qui font sentir ce que l’impermanence de toute chose signifie.
Cela vaut pour nos vies en général, et pour le monde dans lequel évoluent les personnages de cette histoire en particulier. Takumi, sa fille Hana, et les habitants du village (imaginaire) de Mizubiki, voient arriver d’un œil inquiet un projet de « glamping », un camping glamour pour urbains en mal de chlorophylle, porté par une société cynique et incompétente en matière d’aménagement du territoire. La menace qui plane sur cet environnement naturel se comprend d’autant plus que les premières séquences nous immergent dans une nature préservée et sublime, sur les pas de Takumi, qui connaît la flore et la faune comme personne, instruit sa fille sur les particularités propres à chaque espèce d’arbre, maîtrise l’art de couper du bois et remplit patiemment des barils d’eau de source à la louche pour les besoins du restaurant local. Dans ces séquences magnifiques, composées comme des tableaux, les reflets de l’eau scintillent, les gestes répétés se font précis et fascinants, le temps se suspend. La mise en scène nous invite à respirer avec une telle justesse qu’on se croirait réellement au contact des éléments.
Lors d’une scène prodigieuse, les villageois sont conviés à rencontrer les promoteurs du projet, qui se comportent, dans un premier temps, en conquérants hypocrites. Comme dans Contes du hasard ou Drive My Car, Hamaguchi prend soin de ciseler ses dialogues et de dissoudre tout manichéisme au profit d’un discours nuancé et sensible. Le capitalisme forcené se heurte ici au bon sens et au respect élémentaire de la nature, mais la manière dont les personnages, de part et d’autre du bureau qui les sépare, expriment leurs opinions et leurs doutes fait émerger l’humanisme dont le cinéma de Hamaguchi fait preuve depuis ses débuts. La suite de cette fable existentielle, dont on ne dira rien si ce n’est qu’elle est intrigante et osée, viendra progressivement rétrécir la frontière entre le paradis et l’enfer qui se partagent à parts égales cet univers fragilisé, avant de nous relâcher à la fois enchantés par tant de grâce et chahutés par le triomphe de la cruauté.
Anne-Claire Cieutat