Après avoir suivi au hasard de rencontres les déambulations d’un jeune Berlinois, une journée et une nuit durant, dans son précédent film Oh Boy (2012), Jan Ole Gerster s’intéresse à celles d’une jeune retraitée, toujours le temps d’une journée, ainsi qu’à la dimension vertigineuse que peuvent impliquer l’ambition et le talent.
Aujourd’hui est un jour important. Celui du soixantième anniversaire de Lara, jeune retraitée de l’administration publique, et celui du premier grand concert de son fils Viktor, pianiste compositeur. Mais, depuis qu’il a quitté le cocon maternel pour s’installer chez sa grand-mère, ce dernier ne lui donne plus de nouvelles. Après avoir retiré tout son solde à la banque, elle se rend au théâtre où aura lieu la représentation du soir et achète toutes les places restantes ; sa déambulation peut alors commencer. Entre le théâtre, son ancien bureau, le conservatoire, sa maison d’enfance, une boutique de luxe ou un café, Lara se heurte à des rencontres avec ses anciennes collègues de bureau, la petite amie de Viktor, son ex-mari, son professeur de piano, sa mère et même de parfaits inconnus. Des rencontres, fortuites comme provoquées, nourries du seul espoir de croiser son fils avant ce grand événement, mais des rencontres surtout chargées de nous révéler le tempérament de Lara. Cette dernière nous apparaît rapidement comme une femme antipathique. Ainsi, quand elle tente de distribuer les billets du concert lors de ces échanges, il n’est pas surprenant qu’elle essuie divers refus ou que l’on lui témoigne de l’indifférence, la poussant un peu plus dans ses retranchements
À mesure que les rencontres se raréfient, la solitude croît. Une solitude que Jan Ole Gerster parvient à saisir et restituer. Le cinéaste nous offre une mise en scène à l’image de son personnage : un carcan froid et vide – à l’exception du concert –, dont la symétrie des décors confine au maniérisme. Des décors parfaitement cadrés, dont Lara peine à occuper le centre, oscillant d’un côté à l’autre : entre son amour maternel et son amour de soi. Cette géométrie se trouve alors rompue par les allées et venues du personnage cherchant à retrouver son équilibre. Comme un vertige, l’appel du vide insuffle à Lara la marche à suivre : celle susceptible de la pousser un peu plus vers sa chute – annoncée dès les premières secondes du film alors qu’elle se tient debout devant la fenêtre ouverte
La richesse du film réside dans l’écriture de son personnage et dans la justesse de l’interprétation délivrée par Corinna Harfouch – primée lors du Festival international du film de Karlovy Vary. Elle embrasse la complexité de Lara et en incarne toutes les aspérités : son égoïsme, son caractère revêche et froid, sa franchise mais, surtout, son ambition débordante. Tout au long de cette errance, nous comprenons ainsi que rien n’est jamais gratuit et qu’au contraire, tout a un coût. Lara, elle-même, était une pianiste prometteuse dont le rêve a été étouffé par son manque de confiance en elle, perturbée par les critiques acerbes d’un vieux professeur – interprété par l’excellent Volkmar Kleinert (La Vie des autres, 2006) – qui, en réalité, ne cherchait qu’à l’aider à s’améliorer. Un rôle de bon tyran rappelant, quelque peu, celui de J.K Simmons dans le magnifique Whiplash de Damian Chazelle. L’abandon du piano la hante comme un véritable échec et la conduit à projeter ce rêve inabouti sur son fils, afin de le vivre par procuration et comme elle l’entend.
« La Groupie du pianiste » de Michel Berger, qui revient comme un leitmotiv, et les quelques scènes au piano donnent au film son rythme, et sa virtuosité. Jan Ole Gerster nous interroge, à travers Lara, sur le lien qui unit l’ambition et le talent. Un lien qui semble être le cœur, où le cinéaste fait siéger la raison, nous invitant tous à suivre son battement, chargé de donner une mesure à nos vies.