Une jeune femme fragile tombe amoureuse de son psy et découvre qu’il a un frère jumeau. Avec ce polar fantastique troublant, Ozon revient au genre. Âme et corps, chair et sang. Brillant et vertigineux, ce 17e long-métrage est en compétition au 70e Festival de Cannes.
Un visage derrière les fins barreaux des longs cheveux humides, les ciseaux dégagent les mèches et la jeune femme apparaît. Libérée ? Dedans, à l’intérieur de son corps, Chloé vit une autre prison : des douleurs au ventre qui ne lui laissent aucun répit. Elle est prête, elle le sent et décide de soigner son âme, d’entamer une psychothérapie. Le médecin, Paul Meier, est charmant, il l’écoute, la révèle, elle va mieux, trouve un travail dans un musée, Paul est tombé amoureux et veut arrêter là leurs séances, elle l’aime aussi. Installation dans un grand appartement, il n’aime guère son chat, mais il aime tout le reste. Pourquoi alors Chloé se rend-elle chez cet autre qui ressemble comme deux gouttes d’eau à Paul et porte le nom qu’elle a trouvé, accolé à celui de son amoureux, sur un passeport annulé ? Il s’appelle Louis Delord, est psy aussi, mais ses méthodes sont nettement plus invasives. Posséder Chloé, charnellement, semble son but absolu. Pour mieux se rapprocher de ce jumeau qui le nie ?
Depuis ses courts-métrages, son moyen-métrage Regarde la mer et son premier long, Sitcom, François Ozon n’en finit pas d’explorer l’autre. Ce double, bénéfique ou maléfique ou les deux à la fois. Celui qu’on porte en soi, ou qui, extérieur à vous, vous envahit au propre ou au figuré, exerce son emprise… Amoureuse, sexuelle, criminelle … L’autre qui se sent femme, l’autre qui est double, l’autre qui a des ailes, l’autre qui est un rat, l’autre qui ne peut être mort, l’autre qui s’installe comme un coucou dans la maison des autres, l’autre qui est un meurtrier…
Qu’est-ce qu’un monstre ? « Hélas, il n’y a pas de monstre… Mais que des êtres humains », dit Paul à Chloé, à moins que ce ne soit Louis. Qui est Paul ? Qui est Louis ? Mais surtout, au fond, qui est Chloé ? Comme dans Frantz ou Une nouvelle amie, pour ne citer que ses deux films précédents, comme il révélait Anna à travers Adrien et Frantz, comme il réveillait Claire à travers David et Virginia, Ozon fait naître la vraie Chloé à travers ces deux hommes si différents et si semblables. Mais nous sommes ici dans un film de genre, ni une fable, ni un drame de la guerre, un polar fantastique. Il y a du Cronenberg dans cette variation sur le thème des jumeaux, et on pense, souvent, à Faux-semblants. Mais L’Amant double, coécrit avec Philippe Piazzo, est aussi terriblement « ozonien » dans ses obsessions, ses variations. Tout ici est reflet, miroir, écho, réflexion. Les décors sont à l’unisson : escaliers en colimaçon, marbres et glaces, dans les deux cabinets des deux psys ; œuvres d’art et projections dans le musée… Il y a plusieurs jumeaux au-delà de Paul et Louis : plusieurs chats (dont certains empaillés), plusieurs mères abusives, plusieurs filles malades, et même une psy qui ressemble à s’y méprendre à une gynécologue, à moins que ce ne soit le contraire…
Les acteurs sont époustouflants, Marine Vacth, révélée par Ozon dans Jeune et Jolie est ici femme, androgyne, adulte et enfant blessée ; Jérémie Rénier, pour la troisième fois sous l’œil de la caméra du réalisateur des Amants criminels et de Potiche, est d’une densité impressionnante, d’une concision redoutable dans son incarnation de Paul et de Louis. Autour d’eux, trois femmes mûres, trois mères réelles ou potentielles, se dédoublent pour rassurer ou inquiéter, à l’envi ; elles sont interprétées par trois actrices puissantes : Jacqueline Bisset, Myriam Boyer et Dominique Reymond. Mené de main de maître, le film se déroule en spirale vertigineuse, en colimaçon comme l’escalier du début, il se replie sur lui-même pour mieux resserrer son étreinte et se déployer un peu plus loin, ailleurs, dans un fantasme, une folie, un désarroi organique et psychique. Du grand art.