La Vraie Famille

Un presque souvenir

Fabien Gorgeart convoque un souvenir d’enfance et le transforme en un mélodrame chavirant, où l’artifice revendiqué et l’émotion vraie s’affrontent dans un captivant face-à-face.

Dès sa séquence d’ouverture filmée en grand angle dans un centre aquatique à la végétation factice, La Vraie Famille annonce la couleur : ce qui se donne à voir et à entendre ici avance sur une ligne de crête entre le vrai et le faux, le passé et le présent. C’est que le réalisateur Fabien Gorgeart, auteur d’un premier long-métrage sensible, Diane a les épaules, et de plusieurs courts-métrages où la question du lien affectif était déjà centrale, s’empare d’un souvenir qui l’habite depuis l’enfance : celui d’un petit garçon qui fut placé dans sa famille des années durant et qu’il considéra comme son frère. Jusqu’au jour où cet enfant quitta son foyer pour toujours.

Que faire, dès lors, des traces affectives que laisse un lien rompu ? Comment composer avec une situation aux prises avec la douleur, qui ne peut s’affranchir d’une part de cruauté inhérente ?

Chez le cinéaste et metteur en scène de théâtre Fabien Gorgeart (dont la pièce Stallone se joue jusqu’au 26 février au théâtre du Petit Saint-Martin), cette question trouve sa réponse en un film. Avec le désir de transformer le particulier en universel et d’interroger la nature et la puissance du lien maternel.

La Vraie Famille de Fabien Gorgeart. Copyright Cédric Sartore.

Dans la première partie de son récit, la caméra reptilienne de Fabien Gorgeart fait sentir sa présence. Comme si s’invitait dans ses cadres mouvants, souvent chorégraphiés avec prouesse par le chef-opérateur Julien Hirsch, une place pour une absence annoncée. C’est là l’audace de ce film, qui joue avec l’artifice comme on joue avec le feu, pour placer son spectateur à la fois au centre et en lisière d’une cellule familiale authentique, où la vie ordinaire ne l’est pas tant que ça, où quelque chose de discordant s’invite à la danse, où le présent du récit s’éprouve avec inconfort comme un presque souvenir constant.

C’est que le petit Simon, qu’accueillent Anna (épatante Mélanie Thierry), son mari (le chaleureux Lyes Salem) et ses deux fils, a un papa qui l’aime (Félix Moati, impeccable), mais qui, terrassé par le deuil de sa femme, n’était jusqu’alors pas en mesure de s’en occuper. Jusqu’au jour soudain où l’assistante familiale en charge de son dossier apprend à Anna que Simon va bientôt pouvoir retourner vivre avec lui. Le temps de ce film est le temps de ce déchirement progressif. Car Anna, dont c’est le métier de veiller sur Simon, n’a pas su, n’a pas pu maîtriser son élan maternel à son endroit et entretient une relation anormalement étroite à cet enfant – plus encore qu’avec les siens.

La Vraie Famille de Fabien Gorgeart. Copyright Cédric Sartore.

Ce que Fabien Gorgeart semble filmer d’instinct, c’est la puissance du lien maternel qui, en dépit de la présence d’un tiers (le père, mais aussi les professionnelles qui les entourent), embarque tout sur son passage. Son interprète Mélanie Thierry s’abandonne dans ce personnage de mère majuscule. On sait la difficulté que représente le fait de jouer avec un enfant. L’adorable Gabriel Pavie, qui incarne Simon, est épatant. Face à lui, Mélanie Thierry semble tour à tour à cran, fébrile, incandescente, archiprésente, et totalement bouleversante. Son visage est un paysage changeant qui vous renverse quand, dans une confrontation avec les représentantes de l’institution (les remarquables Florence Muller et Dominique Blanc), elle reçoit en plein cœur l’annonce ferme de la séparation à venir. Tout se lit du dépit, du désarroi, du chagrin immense autant que de la névrose qui s’est exprimée à travers ce lien sans que quiconque l’ait détectée. De cette faille intérieure déferle un amour viscéral qui vous embarque avec lui. La Vraie Famille est un mélodrame, un vrai, qui raconte la force et la fragilité des liens familiaux, mais aussi les efforts héroïques de celles et ceux qui font ce qu’ils peuvent pour tenir et avancer debout. Et c’est très, très émouvant.

 

Anne-Claire Cieutat