Un amour brisé, un amour mort, une voix : une femme, Tilda Swinton, seule, dans un théâtre, au téléphone, converse avec l’amant qui l’a quittée, invisible à nos yeux. Pedro Almodóvar met en scène librement le monologue de Cocteau, La Voix humaine.
Dans les champs, les enfants fabriquent parfois des poupées sauvages et naturelles : de minuscules poupées de coquelicots. Les pétales froissés, d’un rouge carmin profond, font la robe. Le fruit de la fleur fait la tête. Aux premières images de La Voix humaine, Tilda Swinton s’avance dans une robe rouge. Elle s’avance dans un théâtre, seule, avec cette robe corolle, ronde et légère, et ainsi commence La Voix Humaine, de Pedro Almodóvar, sur cette image d’une femme à la robe fleur. C’est très simple, c’est très beau, l’actrice a l’air d’une poupée de coquelicot.
Revenons aux origines. La Voix humaine est un texte ancien. Jean Cocteau l’a écrit en 1927, pour la Comédie-Française, qui l’a monté pour la première fois en 1930, distribuant, dans l’unique rôle de la pièce, Berthe Bovy, talent de cette époque. Par une étrange concordance - disons même : par un étrange hasard -, 1927 est l’année du premier film parlant, Le Chanteur de jazz d’Alan Crosland.
Tandis que le cinéma apprend à parler, à haute voix, avec ce film balbutiant, Cocteau écrit La Voix humaine, qui fait exister la parole du silence : une femme seule, au téléphone, rompt avec son amant, et l’on n’entend que son seul monologue, le vide de l’autre comblé par ses silences – l’interlocuteur n’est jamais donné à entendre, ni à voir, d’ailleurs. Il ne nous reste plus qu’à imaginer l’autre partie du dialogue muet au bout du fil : c’est, au cinéma, ce qui s’appelle le hors-champ.
Cette histoire d’une femme qui parle seule, soliloquant presque (qui sait, si quelqu’un est bien au téléphone ?), use donc d’un langage éminemment cinématographique. La puissance du hors-champ, par le truchement du téléphone, a été exploitée plus d’une fois au cinéma : qu’on se souvienne du récent The Guilty (2018) de Gustav Möller, dont l’essentiel du film se joue entre monologue téléphonique et hors-champ auquel il renvoie, ou encore du plus ancien Terreur sur la ligne (1979) de Fred Walton, qui fait exister par un gimmick itératif (« Êtes-vous allée voir les enfants ? », répète une voix au téléphone, à la baby-sitter qui décroche), la présence effrayante d’un personnage invisible. Il en existe moult autres exemples.
Mais Pedro Almodóvar n’adapte pas La Voix humaine de Cocteau au seul motif formel que le hors-champ charpentant le texte tient de la grammaire cinématographique et qu’il y a donc un langage commun, rendant presque naturelle son adaptation en film. C’est un texte qui fondamentalement lui importe, autour duquel il tourne depuis longtemps : il l’avait cité dans La Loi du désir (1987), où l’on voyait Carmen Maura en jouer une représentation, et il avait aussi inspiré Femmes au bord de la crise de nerfs (1988). La femme en perdition de La Voix humaine est une héroïne familière du cinéma du metteur en scène espagnol, son monde exubérant et intranquille, d’amour, de mort et de mélancolie. Un tel caractère de femme dépressive, au bord des gouffres, est ici chez lui : Cocteau et Almodóvar ont en commun d’avoir beaucoup écrit pour les femmes, et cette femme de La Voix a tout d’un personnage d’Almodóvar.
La Voix humaine se prête à toutes les configurations : la pièce peut être aussi bien jouée au théâtre, à l’opéra (la tragédie lyrique de Francis Poulenc), et au cinéma donc. Plusieurs arts sont en conversation dans La Voix Humaine.
Pedro Almodóvar met en abîme le texte : tout a lieu dans un théâtre (une seule brève scène nous en extrait), et il montre à l’image le théâtre dans le théâtre, dévoile le décor, les faux murs, l’envers de la scène, l’artifice même de la mise en scène. Le théâtre fait écho au théâtre, mais ce n’est pas tout : il y a, dans ce théâtre dans le théâtre, du vrai et beau cinéma, du cinéma almodóvarien, au chromatisme vif, l’explosion des couleurs va si bien à la vision tragique du metteur en scène espagnol.
Pedro Almodóvar n’est pas le premier à porter à l’écran la pièce en un acte de Jean Cocteau, filmée en 1948 par Roberto Rossellini, avec Anna Magnani dans le rôle de l’amante abandonnée et suicidaire. De grandes actrices ont joué cette femme, la rupture amoureuse, le chagrin, le désespoir : Simone Signoret en 1964 pour une version radiophonique, Sophia Loren en 2014 dans un court-métrage réalisé par son fils, Edoardo Ponti. Tout en élégance et grâce perchée, Tilda Swinton complète ces incarnations. Elle-même grande actrice, d’une grande beauté, singulière, elle donne à la douleur une voix sublime, aux inflexions souples, variant subtilement ce monologue de l’amour mort. Vacillante, fragile et puissante.