Trois films sur les années de formation d’un jeune Bengali dans les années vingt et trente, tournés entre 1955 et 1959, qui consacrèrent instantanément leur auteur comme un maître absolu du cinéma indien. Leur ressortie en version restaurée 4K est incontournable.
Sa licence d’économie obtenue en 1940, Satyajit Ray entre à l’Université de Santiniketan, fondée par le poète et romancier indien Rabindranath Tagore, qu’il vénère. Il étudie les arts graphiques de tous les pays, sans omettre de bien s’imprégner de ceux propres à son pays. Cinéphile au plus haut degré, il crée dans sa ville natale, Calcutta, un ciné-club, tout en devenant directeur artistique dans une agence de publicité britannique. Ce qui le conduit à Londres, où il peut découvrir les grands classiques du cinéma européen et s’intéresser aux conditions de tournage d’un film qui le marque profondément : Le Voleur de bicyclette (Vittorio De Sica,1948). De retour chez lui, après avoir été assistant sur le tournage du Fleuve de Jean Renoir, qui l’encourage, Ray décide d’adapter le roman d’apprentissage de Bibhutibhushan Bandopadhyaya, Pather Panchali (1928), dont il ne peut envisager la réalisation que sous l’angle du néo-réalisme italien. Le film décrit la vie d’une modeste famille dans un petit village bengali, qui est depuis longtemps sur le déclin. Le père est un écrivain raté, dont tous les projets échouent. La mère fait face à une pauvreté de plus en vue envahissante sous les yeux non seulement de sa fille aînée, Durga, amenée à voler aussi bien de la nourriture que des bijoux de pacotille, mais aussi ceux de son jeune fils, Apu, désemparé et surtout désireux de voir passer des trains. Satyajit Ray, tout au long des deux heures de son métrage, fait preuve d’un talent inné pour photographier, en noir et blanc, un environnement entièrement en décors réels, où il fait se côtoyer les faiblesses humaines et les forces de vie naturelle, représentées par la flore et la faune environnantes. Ses cadrages sont à la fois sobres et très composés ; son récit est structuré autour de blocs séquentiels couvrant un grand nombre de situations variées, rythmées de manière lente et envoûtante, le tout soutenu par la musique très pénétrante de Ravi Shankar. Pather Panchali ou la complainte du sentier est présenté à Cannes en 1956 et obtient le Prix du meilleur document humain, son auteur s’étant limité à décrire objectivement un monde en perdition, sans en juger les éventuels responsables (un orchestre ambulant, composé de vieux interprètes bengalis, joue l’ancestral « Tipperary » britannique). Un regard quelque peu défaitiste à l’image de la question existentielle que se pose la mère d’Apu : « comment savoir qui est bon ou mauvais ? ». Un film constat qui fut très remarqué sur le plan international et amena le cinéaste à adapter la première partie du second roman de Bandopadhyay, Aparajito.
Maintenant adolescent, Apu se retrouve à Bénarès avec sa famille, mais, à la suite du décès de son père, il revient à la campagne, où sa mère le destine à devenir brahmane. Elle cède cependant devant son désir de poursuivre ses études qu’il entreprend à Calcutta. Là, il travaille dans une imprimerie pour les financer. Ce qui l’accapare au point d’être informé tardivement du décès de sa mère. Effondré, il ne peut que repartir à Calcutta. Le ton général du film est en tous points identique à celui du premier volet. Même haut sens de la compassion dans un monde où la pauvreté règne ; même désir d’échapper à celle-ci toujours signifié par la présence lointaine, puis proche, des trains ; mêmes descriptions très détaillées de la vie au quotidien ; même présence de la faune (chiens, vaches, singes) et de la flore (troncs d’arbres ancestraux), qui divinise le pouvoir du temps ; même hyperréalisme de la mise en scène ; même photographie où la lumière réfléchie domine (due au chef-op attitré – jusqu’en 1966 – de Ray : Subrata Mitra) ; même riche postsynchronisation sonore et musique fonctionnelle de Ravi Shankar. Seule grande différence avec le premier opus : Aparajito (L’Invaincu) présente un récit plus resserré et plus austère. Une réussite qui lui vaut le Lion d’or au festival de Venise en 1957.
Deux années et deux films (La Pierre philosophale, 1958 ; Le Salon de musique, id.) séparent le deuxième et troisième volet de cette trilogie, que Ray n’avait jamais envisagée comme telle. Le Monde d’Apu (1959) est adapté de la deuxième partie d’Aparajito de Bandopadhyaya. L’action se passe dans les années trente et Apu, qui a renoncé à ses études, cherche maintenant du travail à Calcutta, mais sans succès. Il est amené incidemment à épouser une riche jeune fille dont le mariage a été soudain compromis. Aparna meurt en couches et Apu refuse de voir son fils, selon lui responsable de la mort de sa femme. Il reprend alors son vieux projet d’écrire un roman autobiographique, puis y renonce à nouveau et devient suicidaire. Cinq ans plus tard, il retourne au village, où son fils finit par l’accepter et le suit à Calcutta. La trame est cette fois très mélodramatique, mais sublimée par la mise en signes visuels (leitmotiv du train – absent du roman – qui symbolise le besoin d’ailleurs inatteignables ; priorité souvent donnée à l’image sur le verbe ; cadrages parfois très travaillés ; jeu expressif tout en profondeur des interprètes – la plupart étant des amateurs) et sonores (le train en off ; fins de dialogues laissées en suspens ; bruits propres aux éléments naturels ; partition intériorisée de Shankar). Peut-être le plus beau des trois volets, qui, en outre, s’achève d’une manière qui fait beaucoup penser au cœur même du récit du Voleur de bicyclette. Une magnifique dette payée à l’auteur de la vocation de Satyajit Ray et surtout une trilogie annonciatrice du grand œuvre à venir.