La Règle du jeu de Jean Renoir

Éloge de la lucidité

Le chef-d’œuvre de Jean Renoir, rejeté à sa sortie par une société qui ne pouvait admettre qu’elle était alors en pleine décomposition, ressort dans une version numérisée de grande qualité.

 

Ce film a été vilipendé à sa sortie, le 8 juillet 1939. Non pas parce qu’il était mauvais, parce qu’il n’avait aucune vedette à son générique, contrairement à La Grande Illusion (1937) et à La Bête humaine (1938), deux précédents triomphes du cinéaste, ou parce qu’il aurait été un autre film financé à l’intention de la CGT comme La Marseillaise (1937), mais tout simplement parce qu’il faisait un bilan très critique, voire pessimiste, de la société française à un moment où la politique de l’autruche menait le bal dans l’Hexagone.
En effet, Jean Renoir et son vieil ami Carl Koch (réalisateur allemand et déjà son collaborateur sur La Grande Illusion et La Marseillaise) s’étaient inspirés de Musset (Les Caprices de Marianne), Marivaux (Le Jeu de l’amour et du hasard) et de Beaumarchais (Le Mariage de Figaro) pour dénoncer la bourgeoisie française de la fin des années trente, qui, à leurs yeux, était une société en décomposition avancée, qui, après l’échec du Front populaire, s’accrochait égoïstement à son petit système de valeurs ancestral. N’ayant tiré aucune conclusion de l’annexion tyrannique de l’Autriche par Hitler le 12 mars 1938, des accords incertains de Munich du 20 septembre de la même année, de la signature hypocrite du pacte germano-soviétique du 2 août 1939, pas plus que de l’invasion traîtresse de la Pologne par les troupes allemandes, le 1er septembre suivant, la France du 8 juillet 1939, date de sortie à Paris de La Règle du jeu, n’avait éprouvé aucune envie de voir un film qui racontait une histoire de démystification, incitant le spectateur à la clairvoyance face au futur tragique qui semblait lui être réservé. Devant une telle réaction, Renoir et ses producteurs réduisirent la durée initiale du film (115 min) à 100, puis à 90, mais rien n’y fit. La Règle du jeu fut un gros échec commercial. Chant du cygne d’un monde bourgeois à la dérive, il le fut aussi pour le cinéaste, qui, après la déclaration de guerre du 3 septembre 1939, adressée à l’Allemagne conjointement par la France et la Grande-Bretagne, et un projet de tourner un film adapté de La Tosca en Italie, quitta son pays pour Hollywood, où il entama une nouvelle carrière.

La Règle du jeu de Jean Renoir - es Grands Films Classiques / Les Acacias Distribution

Il faudra attendre l’engagement critique de deux jeune cinéphiles, Jean Gaborit et Jacques Durand, qui parvinrent, en 1958, à reconstituer une version de 110 min, pour que La Règle du jeu (dont le négatif original avait été détruit lors d’un bombardement des forces alliées en 1942) soit à nouveau visible tel que Renoir l’avait conçu. Mais c’est surtout sa ressortie en 1965, dans une seule salle d’art et d’essai parisienne, le Studio-Médicis du Quartier latin, qui enthousiasma la critique à un tel point que beaucoup furent ceux qui le qualifièrent non seulement comme étant le chef-d’œuvre du réalisateur, mais aussi comme l’un des plus grands films de tous les temps, le hissant au niveau du Citizen Kane d’Orson Welles, François Truffaut allant même jusqu’à le qualifier de « credo des cinéphiles, le film des films » (Les Films de ma vie, Paris, Flammarion, 1975, p. 60).
Il est à nouveau redistribué en salle aujourd’hui, bénéficiant d’une restauration numérique en 4K, réalisée en 2021 par la Cinémathèque française, les Grands Films Classiques, The Criterion Collection/Janus Films et la Cinémathèque suisse, qui permettra à ses nouveaux spectateurs d’apprécier la rigueur de sa structure narrative, pourtant souvent improvisée, le dynamisme des interprètes, toujours en mouvement comme à l’époque de la comedia dell’arte, la richesse expressive du recours à la profondeur de champ, qui rendit possible la multiplication des actions et des situations dans un même cadre, son emploi du montage rapide (77 plans pour la séquence de la partie de chasse, annonciatrice, pour les rares spectateurs lucides de 1939, du deuxième conflit mondial, Renoir qualifiant d’ailleurs son film, dans ses mémoires, de « film de guerre », ajoutant « et pourtant, pas une allusion à la guerre n’y est faite » (Ma vie et mes films, Paris, Flammarion, 1974, p.156). Un film donc à la fois classique et d’une modernité troublante, qui obligeait son public d’alors à faire abstraction d’eux-mêmes pour regarder leur environnement social tel qu’il se présentait dans ces années pourtant déstabilisantes. Mais, aujourd’hui, où la « règle du je » domine, sa nouvelle clientèle sera-t-elle vraiment capable de le voir avec les yeux de Jean Renoir ?

Michel Cieutat