Ressortie d’un joyau du cinéma mondial, La Noire de… est un récit profondément troublant sur le racisme ordinaire des années soixante, qui se perpétue. Une grande leçon comportementale à méditer et à voir absolument.
Parfaitement restauré, Prix Jean Vigo en 1966, Tanit d’or aux Journées cinématographiques de Carthage la même année, La Noire de… est le premier long-métrage de fiction d’Ousmane Sembène, grand intellectuel et écrivain sénégalais. Il est aussi la première œuvre de fiction d’un cinéaste d’Afrique subsaharienne, marquant la fin d’un décret d’un autre temps : l’interdiction aux Africains de faire du cinéma, édictée par le triste sire Pierre Laval en 1934… Acclamé à sa sortie, ce film d’une heure est, depuis, l’objet d’une attention particulière, tant il est devenu le symbole d’une libération en symbiose avec un récit empli de colère froide et de conscience politique. À travers ce portrait emblématique de Diouana (l’élégante Mbissine Thérèse Diop), jeune nourrice sénégalaise fraîchement exilée de Dakar et maltraitée par ses patrons (un couple de Français et leurs enfants à Antibes), Ousmane Sembène traite frontalement de la question du racisme ordinaire hexagonal, voire occidental.
La veulerie, le mensonge, l’absence d’empathie, l’arrogance, la lâcheté et la bêtise sont l’apanage des comportements des Français, jamais dépeints de manière caricaturale, vis-à-vis de leur employée. Dans la perpétuation de l’esprit colonialiste, les maîtres considèrent en effet que les tâches domestiques confiées à Diouana relèvent d’un esclavage allant de soi. Pour preuve selon eux, la peau noire de leur bonne, dans leur bel appartement moderne immaculé, est la marque évidente de l’archaïsme de la jeune femme. Face à cette représentation quasi insoutenable, Sembène juxtapose le cheminement intime de Diouana grâce à sa voix off, composée de mots simples, un fil de pensées auxquelles se mélangent le souvenir d’images de sa vie en Afrique. Le spectateur assiste ainsi à la mue de la domestique perdant progressivement sa naïveté et clarifiant ses idées. Elle aboutit à une prise de conscience de la tromperie et de l’exploitation dont elle est victime. Elle ose, dès lors, défier ses chefs sans un mot, ces derniers s’offusquant à répétition, aussi stupéfaits que ridicules dans leurs réactions préformatées. Il faut assister à la conclusion de La Noire de… pour bien comprendre combien Ousmane Sembène parvient à exprimer en soixante minutes l’essentiel du malaise d’hier, hélas, toujours d’actualité. Sa prescience, ici remise en lumière à l’occasion de la ressortie de son film, en fait un vrai événement.
Olivier Bombarda