Véritable petit chef-d’œuvre dédié à la bravoure des femmes, La Mère de Mikio Naruse, avec sa muse Kinuyo Tanaka, ressort en salles : une belle occasion de renouer avec l’éternelle alchimie du cinéma.
Calé dans son fauteuil dans l’obscurité, le spectateur fait un voyage à travers le temps, vers d’autres contrées. Le récit d’une chronique familiale émouvante et paradoxalement intemporelle l’illumine : 1952 au Japon. Dans cette banlieue de Tokyo ressuscitée sous nos yeux, les rues et la modestie des habitants évoquent l’écho de la Seconde Guerre mondiale, dont le pays sort à peine. La vie est âpre pour Masako Takahara et son mari, qui tentent de rebâtir d’arrache-pied leur ancienne blanchisserie. Le fils aîné est souffrant, dépressif, alité sur un tatami du foyer. À ses côtés, Toshiko, sa sœur et la narratrice de cette histoire, puise des forces dans son naturel joyeux et la renaissance de désirs amoureux. Elle admire sa mère qui tient bon, contre vents et marées, affairée par son travail et le reste de la famille : un mari qui s’épuise, une sœur déclassée, une petite-fille travailleuse au contraire du cadet, son neveu rondouillard plutôt turbulent dont elle a la garde. Peu à peu, malgré la vaillance que chacun tente de préserver, les ennuis s’accumulent. Puis un jour, son mari décède. Masako se retrouve désormais seule à subvenir aux besoins de la famille.
Autour de la figure d’une mère sacrificielle, La Mère de Mikio Naruse est une ode délicate, tout en retenue, emblématique à plus d’un titre dans l’histoire du cinéma japonais. Le film est centré sur le visage de la superstar Kinuyo Tanaka. Muse de Kenji Mizoguchi (pour seize films, dont Les Contes de la lune vague après la pluie et L’Intendant Sansho) et égérie mémorable de six films de Mikio Naruse (dont La Mère, en 1952, reste le plus célèbre) ; elle est l’actrice la plus renommée du cinéma nippon. L’année suivante, elle devint même la première femme réalisatrice au pays du Soleil-Levant. Véritable monument de la nation, Kinuyo Tanaka s’est distinguée par plusieurs rôles de mère, mais surtout par celui-ci, d’une extrême simplicité, visant à faire le portrait, plein de tact et de précision, de la classe sociale la plus démunie du Japon, qui intéressait tant le néoréaliste Naruse. À travers elle, le cinéaste fait aussi l’examen de la résilience de l’ensemble des personnages féminins du film. Qu’elle soit vieillissante, adulte, jeune ou enfant, chacune des héroïnes de La Mère est évoquée dans son aptitude à faire face au malheur, pour son courage et son don de soi.
Chose rare à l’époque, La Mère fut le fruit d’un script écrit par une femme, Yoko Mizuki, à laquelle Naruse laissa une pleine liberté de création. Tandis que Kinuyo Tanaka incarne avec autant de fermeté que de pudeur cette mère centrale, Naruse scrute ses failles avec un art savant de l’esquive et de l’ellipse. Le maître japonais n’en étant pas à son galop d’essai – il a plus de soixante films au compteur lorsqu’il tourne La Mère -, il évite toute forme d’exubérance et surtout le pathos qu’il fuit comme la peste. Aux effusions de larmes, il choisit ainsi la discrétion, fondement même de la culture nippone, rendant hommage à la témérité des femmes. L’ensemble du film en est d’autant plus bouleversant : à l’image de cette séquence où la mère, dévastée d’un chagrin ne filtrant jamais face aux siens, s’autorise enfin, le visage caché par un linge et uniquement hors de la maison, à s’effondrer. Seule dans la nuit.