Œuvre cathartique qui utilise l’animation pour exorciser les plaies du passé, ce documentaire marocain, primé au dernier Festival de Cannes, impressionne. Par la volonté farouche de la cinéaste d’annihiler les mensonges de l’histoire, au sein de sa famille et de son pays, le Maroc.
Asmae El Moudir n’a pas vécu la tragédie que ses parents, sa grand-mère et de nombreux Marocains ont traversée. Juin 1981, sous le règne dictatorial de Hassan II, durant les années de plomb, des familles entières manifestent dans plusieurs villes, notamment à Casablanca. Ils se révoltent contre l’augmentation brutale des prix, jusqu’à 80 %, des produits de première nécessité, à savoir la farine, l’huile et le beurre. La riposte du palais royal sera la répression meurtrière, à balles réelles. Outre les emprisonnements arbitraires, jusqu’à plus de vingt ans pour certains des manifestants, les corps ne sont pas rendus à leurs familles. Il faudra attendre le règne de Mohammed VI pour qu’en 2004 commence un timide travail de mémoire et d’apaisement dans le cadre de son programme Équité et Réconciliation. En 2016, le royaume du Maroc reconnaît enfin sa responsabilité et procède aux funérailles des victimes. Le 5 septembre de cette année-là est inauguré un cimetière ; les corps restitués aux familles ont enfin leurs sépultures.
Lorsque le documentaire de la cinéaste débarque à Cannes, section Un Certain Regard en 2023, quasiment personne ne connaît Asmae El Moudir. Elle avait signé un premier long-métrage, Carte postale, grand prix du Festival du Cinéma Méditerranéen de Tétouan en 2022. Un documentaire de toute beauté qui, déjà, travaillait à restituer une mémoire enfouie, celle d’un village et d’une femme, en l’occurrence sa mère. Et ce, à partir d’une image.
Or ici, il ne s’agit pas uniquement de combler un vide d’images et de récits sur cette tragédie des « émeutes du pain », mais aussi de comprendre comment sa famille ne possède aucune photographie d’elle, ni de ses proches. Qu’est-ce que cette absence de photographies au sein d’une famille de Casablanca du 21e siècle ? Comment comprendre cet interdit ?
La mère de tous ces mensonges, serait-ce alors cette petite femme, mère et grand-mère paternelle, à qui tout le monde obéit sans oser la contredire ? Filmée dès les premières minutes du récit, elle s’impose. La jeune cinéaste aide sa grand-mère à mettre son appareil auditif, il s’agit de bien entendre, et mieux peut-être… C’est alors qu’Asmae pose la question qui la taraude : pourquoi n’aime-t-elle pas les photos ? Sans répondre, le visage fermé, un rictus aux lèvres, elle retire son appareil.
Comment faire éclore ce qui est tu et étouffé ? Surtout lorsque les archives ont été effacées et brûlées, et que les vivants peinent à témoigner, terrassés par la peur.
En proposant une représentation et un espace fictionnel. Celui du cinéma et, à l’intérieur de ce cadre, un monde reconstitué construit pas à pas. En effet, avec l’aide de son père artisan, la cinéaste recrée leur quartier populaire de Casablanca, avec, pour chacun, une figurine. Sa mère, son père, sa grand-mère, le voisin militant Saïd, l’autre voisin Abdallah, que l’on dit bizarre… À partir de tissus, cartons, bois, et papiers colorés, toute la famille participe à la création de ce décor mémoriel. Coudre, tisser, coller : ces gestes manuels témoignent de ce travail de mémoire essentiel pour la catharsis. Une fois la maquette terminée, il s’agit de rejouer la scène. Toutes les scènes. En faisant déplacer les figurines dans ces décors miniatures et en installant un véritable studio, où chacun est à sa place à écouter, regarder et parfois s’exprimer. Dans ce double huis clos, la cinéaste met en place quelque chose d’unique, qui se révèle devant nous lors d’une longue séquence. Le voisin, présenté comme idiot, fait jaillir par son corps une chorégraphie de la douleur, dans la lignée du cinéma de Rithy Panh lorsqu’il filmait sur les lieux mêmes celles et ceux qui ont traversé l’extermination cambodgienne.
Le cinéma d’animation adoucit ce qui est insupportable, permettant aux cinéastes de représenter l’indicible. La fine lucidité de Asmae El Moudir est d’avoir compris qu’il fallait passer par cette technique du cinéma pour animer ce qui est figé et mortifié dans le silence et la culpabilité, la terreur, et surtout la honte d’avoir survécu quand tant d’autres ont disparu à jamais.
Trop rares sont les films marocains à regarder en face ses tragédies politiques, plus encore ceux qui proposent une si audacieuse représentation hybride. Si mensonge il y a à exorciser, alors la cinéaste réussit pleinement à restituer à sa grand-mère une part de sa fragilité, à lui montrer aussi combien les murs n’ont plus d’oreilles. Et que le temps de la terreur n’est plus. Le cinéma comme révélateur, certes, et ô combien, mais aussi comme lieu de la pacification de nos plus intimes angoisses.