Ressortie d’un film mythifié par son long retrait des écrans, maintenant restauré et présenté dans la durée souhaitée, en 1973, par son auteur, Jean Eustache, et donc enfin prêt pour devenir définitivement mythique.
Il est des films dont on parle beaucoup sans les avoir vus ou pu les voir. La Maman et la Putain est l’un de ceux-là. Présenté au Festival de Cannes en 1973, ayant alors créé un scandale identique à celui provoqué par son concurrent, La Grande Bouffe de Marco Ferreri, néanmoins doublement récompensé du Grand Prix Spécial du Jury (malgré l’opposition de sa présidente, Ingrid Bergman) et du Prix de la Fédération de la presse cinématographique internationale, le premier long-métrage (*) de Jean Eustache connut un succès relatif à sa sortie (350 000 entrées, dont 90 000 à Paris), puis, à l’exception de quatre diffusions à la télévision entre 1986 et 2013 (et de sa présence illicite sur Internet), est demeuré invisible en salle ou en DVD. Une invisibilité due à l’opposition des ayants droit, qui est aujourd’hui enfin levée. Le film ressort dans une version non seulement restaurée, mais aussi complétée, renouant avec la durée d’origine voulue par son auteur, soit 3 h 40.
Le film a été mythifié, non pas seulement pour sa longue absence des écrans, mais plutôt, dès sa sortie, pour la très forte modernité de ses personnages, de ses thèmes et de l’audace de sa réalisation, qui est par la suite restée dans les esprits. En effet, cette histoire à trois personnages, celle d’un jeune homme, Alexandre (Jean-Pierre Léaud), qui vit avec une femme plus âgée que lui, Marie (Bernadette Lafont), qui tombe amoureux d’une infirmière psychiquement à la dérive, Veronika (Françoise Lebrun), et qui dès lors ne sait plus comment évoluer entre une femme qui le couve et une autre qui le trouble, entre une vraie maman et une fausse putain, cette histoire post-soixante-huitarde était, en 1973, un véritable miroir de société. Et, revu ou vu aujourd’hui, non seulement le demeure, mais semble se faire l’écho de notre déroutant petit monde aux repères ancestraux perdus. Un monde d’hier et d’aujourd’hui, où le besoin épidermique de liberté absolue se heurte toujours au mur des contradictions.
Si Marie représente la femme amoureuse traditionnelle, romantique, tolérante, mais encore quelque peu possessive, en revanche, Veronika est l’image même de la révolution féministe qui en appelait alors à une liberté sexuelle totale, tant physique que verbale (on entend 128 fois le verbe « baiser » tout au long du film), rejetant toute soumission à la soi-disant puissance du mâle. Une revendication qui déboussole complètement Alexandre, un intellectuel oisif qui ne maîtrise plus son époque, vit aux crochets d’une modiste qui le materne, propose le mariage à une ancienne petite amie, Gilberte (Isabelle Weingarten), qui l’éconduit, puis drague et s’éprend d’une infirmière meurtrie dans son corps comme dans son esprit. Il l’impose très naturellement à sa protectrice et se comporte alors apparemment comme un être émancipé, bien dans l’air de son temps, mais surtout en macho inconscient. Une situation où les contradictions l’emportent donc sur le besoin de pure émancipation et finissent par déstabiliser les personnages aliénés par leurs nouvelles convictions. Ainsi Veronika finit-elle par admettre l’amour qu’elle éprouve pour Alexandre, pensant même être enceinte de lui. Des sentiments et des comportements, on le sait, qu’avait connus Jean Eustache dans sa propre vie et qui ne pouvaient le conduire qu’à une impasse, bien au-delà de cette tentative d’exorciser ses démons intérieurs dans ce film constamment douloureux.
Ne disposant que d’un petit budget, Eustache tourna La Maman et la Putain entre le 21 mai et le 11 juillet 1972, en 16 mm (gonflé ensuite en 35 mm), avec une rigueur extrême, ne faisant qu’une seule prise par plan, après avoir exigé de ses interprètes une connaissance parfaite de ses dialogues à la virgule près. Ainsi le film s’imposa-t-il par son style austère, qui n’offrait qu’un découpage minimaliste, souvent composé de très longs plans permettant aux acteurs de donner le meilleur d’eux-mêmes dans les scènes où la verbalisation hyperréaliste de leur vérité intérieure, parfois très intimes, prédominait. Personne n’a oublié – et aujourd’hui personne n’oubliera – le magnifique et interminable monologue de Veronika, que Françoise Lebrun a joué ou plutôt vécu intensément, comme si elle l’avait improvisé, nous lançant au visage cette belle déchirure, cet authentique déni du bonheur, qui caractérisait tant le cinéaste ces années-là. Un cri feutré d’anéantissement intérieur qui ne pourra que bouleverser le spectateur d’aujourd’hui, à condition qu’il soit conscient de l’inanité de notre mode de vie, si proche de celui dans lequel Jean Eustache avait tant de mal à survivre.
Michel Cieutat
(*) Tourné après Numéro Zéro (1971), long-métrage documentaire (125 mn), consacré aux souvenirs de la grand-mère d’Eustache, jamais projeté en salle.