La Ligne de Ursula Meier

Irréconciliables

La famille comme prison d’amour : après Home et L’Enfant d’en haut, Ursula Meier filme à l’os, touche du doigt les chagrins indicibles et nous vrille le cœur.

Au ralenti, des disques, des partitions, des assiettes volent dans les airs et s’écrasent contre les murs d’une maison. Deux femmes s’empoignent ; la plus jeune, brune, cheveux courts, vocifère sans mots dans l’espace sonore empli du Cum dederit de Vivaldi. Des hommes essaient de la séparer de la plus âgée, blonde créature aux yeux bleus perçants souriant inexplicablement. Puis une gifle, une chute contre un piano. La jeune femme brune est littéralement jetée dehors.
Cette scène originelle et baroque, postulat d’une violence extrême, dont on ne comprendra que peu à peu les origines profondes, génère une séparation. Margaret, la fille aînée, ayant agressé sa mère Christina, est sommée pendant trois mois de ne pas approcher à moins de cent mètres du domicile familial. Sa petite sœur Marion dessine à la peinture bleue la ligne délimitant le périmètre interdit. Juchée sur une butte de terre, à l’orée de cette frontière, Margaret reste en vigie, donne des cours de chant à la benjamine, tente d’approcher sa cadette Louise, qui est enceinte, et de se rapprocher de cette mère blessée, honnie et adorée à la fois.

Copyright Bandita Films

Les liens sont ce qui tisse le cinéma d’Ursula Meier, avec tout ce qui, souterrainement, les resserre ou au contraire les distend. Parfois, souvent, il n’y a pas d’explication, juste un constat. Une étude des sentiments contrastés, via une caméra délicate et affûtée. C’est la famille coupée du monde au bord d’une autoroute fermée, qui est soudain assiégée par les voitures vrombissantes dans Home (2008) ; c’est un petit frère prenant soin de sa grande sœur tandis qu’un secret les réunit autant qu’il les sépare dans L’Enfant d’en haut (2012) ; c’est un jeune homme ayant assassiné ses parents et faisant de sa prof de français la dépositaire du cheminement de son âme dans le téléfilm Journal de ma tête (2018).
Ici, c’est une femme, Margaret, violente à l’extrême. Son corps porte les stigmates de nombreux combats, qu’on sent pourtant très intérieurs. L’homme qui l’accueille, qui fut son compagnon et son alter ego en musique, Julien, ne cesse de l’avertir, de lui demander d’arrêter avant de mourir. Car sa colère est inextinguible. Qu’est-ce qui fait mourir Margaret, cette grande enfant inconsolable ? Comme dans ses films précédents, Ursula Meier circonscrit ses personnages dans un décor particulier : cette maison à baies vitrées, avec son jardin, sa route, son canal, sa pêcherie, tient lieu d’espace mental. Tout y est disparate, difficilement compréhensible ; on s’y retrouve avec peine. Et pourtant, la lumière est là.

 

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Dysfonctionnelles. C’est un bien vilain mot pour ces familles que la réalisatrice scrute régulièrement, avec un talent toujours renouvelé, depuis son premier court-métrage (Tous à table, 2001). Elle les met en scène avec grâce et gravité, faisant de chaque cadre un moment puissant, sans que jamais la joliesse nous encombre ou nous perturbe. Elle dirige au cordeau des actrices bouleversantes, deux absolues révélations, Stéphanie Blanchoud et Elli Spagnolo, mais aussi Valeria Bruni Tedeschi et India Hair, une lignée d’actrices incarnant une lignée de femmes, la transmission de la musique, des sentiments, de la douceur. Ou pas. Avec ce grand et beau film douloureux, Ursula Meier, qui a coécrit avec son actrice principale Stéphanie Blanchoud, regarde la vie en bleu. Bleu du ciel, bleu de la guitare, bleu de la ligne. Bleus du corps et de l’âme. Elle traque dans sa fiction et dans nos vies ce qui déborde ou manque. L’amour, terriblement.

Isabelle Danel